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des plus grandes maisons comme pour bien établir aux yeux des Kilsyth que sa situation sociale n’avait rien d’inférieur à la leur. Il demeurait rarement chez lui, montait beaucoup à cheval, hantait les théâtres, et portait dans toutes ces exhibitions publiques qui servent de rendez-vous aux oisifs du grand monde sa figure attristée et pâlie. Installé dans Portland-Place, en conformité des vœux de son bienfaiteur, il cherchait encore un but à sa vie, et mainte charitable lady, tout en vantant l’immense douleur à laquelle on attribuait généralement sa nouvelle attitude, n’aurait pas mieux demandé que de procurer à ce veuf inconsolable, dans les plus brefs délais, un nouvel établissement ; mais quand elles parlaient de ceci à leurs maris, — car Wilmot évitait tout rapport trop direct avec la plus belle moitié du genre humain, — ces derniers répondaient en général, secouant la tête d’un air incrédule : — Oh ! non, ce serait peine perdue… Chudleigh Wilmot ne se remariera certainement pas.

Il est sans doute inutile d’ajouter que, nonobstant sa ferme volonté de ne plus revoir celle qu’il eût fallu appeler « mistress Ramsay Caird, » le jeune docteur se préoccupait encore très vivement des craintes qu’il avait eues pour elle. Dès son arrivée, s’informant de sir Saville Rowe, il avait appris avec un véritable chagrin que cet éminent médecin, venu à Londres trois ou quatre mois auparavant sur les instances de son jeune collègue, s’était vu forcé de quitter quelques semaines après une résidence qui ne convenait plus à son âge, et d’aller rétablir d’abord aux eaux, puis dans sa retraite chérie, ses forces promptement épuisées. Whittaker soignait maintenant Madeleine, et la soignait d’après les indications générales de sir Saville Rowe ; mais un traitement, pas plus qu’un plan de campagne, ne saurait être arrêté d’avance et circonscrit dans des termes immuables. Le mal a ses surprises, ses temps d’arrêt, ses retours insidieux, ses marches dérobées, qu’il faut suivre et déjouer pas à pas, en réglant la défensive sur des symptômes chaque jour nouveaux, sur des accidens très souvent imprévus. Cette tactique n’a pas de règles absolues : elle est livrée les trois quarts du temps à l’arbitraire ou, pour mieux dire, à l’inspiration du médecin, à son génie propre, à son esprit de divination. Wilmot le savait mieux que personne, et, — ne pouvant se dissimuler que Whittaker, bien que fort instruit et fort consciencieux, manquait de cette haute initiative, de ce coup d’œil intuitif qui constitue le grand médecin, — il se surprenait à trembler pour Madeleine.