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Quitter son refuge., quitter l’ombre bienfaisante où a reverdi son âme, être exposé devant tous sur les ruines de son pays ! Cette pensée réveille en lui les souvenirs des jours sinistres. Il se croit revenu en 1848. Il se rappelle ses premiers mois à Döbling, il s’attache à ces murailles où il s’est enfermé pour la vie. De tragiques incidens viennent encore effaroucher son imagination. Plusieurs de ses amis sont victimes des colères de Vienne ; le baron Nicolas Vay est poursuivi, Zsedényi et Richter sont emprisonnés, le général Eynatten s’est pendu aux grilles de son cachot. Ne seraient-ce pas les derniers jours de la Hongrie ? Qu’irait-il faire au milieu de ses concitoyens ? Assister aux supplices, suivre d’un œil effaré les scènes de la tragédie ! étaler publiquement son impuissance, lui, le comte Stéphan Széchenyi, l’homme qui se glorifiait d’avoir créé la Hongrie de l’avenir ! Vainement il repousse les tentations mauvaises ; Vainement, pour se distraire et se vaincre, il passe des jours, des nuits, à jouer aux échecs avec son secrétaire, M. Kiss, comme autrefois avec le pauvre Asbóth ; la maladie triomphe, la folie est revenue. Le principe de cette folie suprême, on n’en saurait douter, ce fut le sentiment de l’impuissance, la conscience d’une paralysie morale, la noble honte de ne pouvoir plus payer sa dette à son pays. Quand la main du malheureux pressa la détente de son arme, il y avait longtemps que le ressort de la volonté s’était rompu.

Le 8 avril 1860, à sept heures du matin, les deux domestiques du comte, étant venus frapper à la porte de sa chambre, selon la règle de leur service, furent surpris de ne recevoir aucune réponse. Il frappèrent encore et à plusieurs reprises ; pas un mot, pas un souffle, on eût dit que la chambre était vide. Pressentant quelque malheur, ils vont prévenir un des médecins de l’hospice. On entre, quel spectacle ! Le comte Széchenyi était dans son fauteuil, la tête fracassée, le bras gauche pendant, la main droite tenant encore le revolver. Appuyée sur l’orbite de l’œil gauche et tirée à bout portant, l’arme n’avait rendu qu’un bruit sourd. L’explosion n’avait troublé personne. Un malade couché au rez-de-chaussée au-dessous de la chambre du comte raconta seulement qu’il avait cru entendre un bruit vague vers le milieu de la nuit.

Le surlendemain, 10 avril, à dix heures du matin, une centaine de personnes, parens, amis, compatriotes, ceux-là du moins qui se trouvaient alors à Vienne, étaient rangés autour d’un simple catafalque dans la chapelle de l’hospice de Döbling. Pendant que le prêtre donnait la bénédiction, on entendait des sanglots et des gémissemens. Une demi-heure après, le cortège funèbre se rendait à la station du chemin de fer, et le cercueil était transporté à