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les honneurs de son logis avec l’aisance d’un parfait gentilhomme. Il dirigeait les recherches, entretenait la conversation, faisait accepter des cigares à ses hôtes, puis les criblait, eux et leurs chefs, d’épigrammes irréprochablement acérées. Il était maître en ce genre d’escrime ; M. Felsenthal et ses deux acolytes, le rapport officiel en fait foi, n’y virent que du feu. Cette bonne humeur du comte ne pouvait être de longue durée. Il apprit bientôt que, pendant cette visite saugrenue, une forte escouade d’agens de police et de gendarmes cernait l’enceinte de l’hospice ; il sut aussi qu’une expédition pareille avait eu lieu chez ses amis de Vienne ; ses deux fils d’abord, le comte Bêla et le comte Odon, ses familiers les plus assidus, le comte Geiza Zichy, M. Maximilien Falk, M. Ernest Hollan, M. Aurèle de Kecskeméthy, avaient reçu la même visite à la même heure, avec le même appareil. Ces voitures, ces commissaires, ces soldats à cheval, tout ce luxe de précautions, tout ce déploiement de forces, avaient causé dans Vienne un certain émoi, et le gouvernement faisait dire pour expliquer sa conduite que la police était sur la trace d’une vaste conspiration dont l’âme était le comte Széchenyi.

Dès ce moment, l’équilibre fut dérangé de nouveau dans l’âme du malade. Son imagination se représentait des périls odieux. Il se croyait provoqué à une grande lutte, il voyait tous les regards tournés vers l’arène, et il ne se sentait pas de force à soutenir son nom et sa cause. Ce n’était pas la crainte de succomber qui l’effrayait, c’était la crainte de ne pas succomber dignement. On voulait déshonorer en lui toute la nation magyare. Sans doute, et il le savait bien, ni à Döbling ni à Vienne on n’avait rien trouvé qui pût le compromettre, — pensée peu rassurante avec de tels adversaires. Est-ce que la conduite du baron Thierry n’indiquait pas un parti-pris violent et comme la résolution d’en finir ? On avait saisi chez le comte une cassette renfermant des lettrés intimes, des papiers de famille ; le comte la redemande au ministre, il le supplie même de lui faire l’honneur d’une visite à Döbling, il voudrait lui ouvrir son cœur, dissiper ses préventions, lui montrer que le dévouement du Magyar à la Hongrie peut se concilier avec le dévouement à l’Autriche ; n’a-t-il pas autrefois causé familièrement de toutes ces choses avec le prince de Metternich malgré les dissidences qui les séparaient ? Le ministre repousse cette invitation dans les termes les plus durs, et il ajoute que le comte doit se préparer à quitter Döbling, que l’hospice de Döbling ne peut être plus longtemps son asile. Ce mot d’asile employé de la sorte indiquait bien que la maison des fous était une protection pour le comte, et que, ramené aux conditions de la vie commune il serait surveillé de plus près.