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n’empêchait pas qu’une demi-heure après, la fièvre apaisée, le vrai Széchenyi reparaissait, avec ses hautes pensées et sa causerie étincelante. Rarement pouvait-il supporter sans un accès quelque nouvelle grave sur les choses qui lui tenaient au cœur. On peut se représenter ce qu’il éprouva en voyant le système de fer s’appesantir de nouveau sur les peuples de l’Autriche. Ce fut d’abord un abattement profond. Pour le malade comme pour la Hongrie, ces dix années de souffrances semblaient avoir passé en vain ; l’expiation était à recommencer. Bientôt cependant il se reprit aux idées de lutte ; cette nouvelle réaction pouvait-elle durer aussi longtemps que la première ? était-il possible que le souverain ne fût pas désabuse avant peu ? Autour du prince, dans le ministère même, il y avait des esprits qui désapprouvaient la dictature administrative du baron Thierry. C’est à eux qu’il s’adressait les mains jointes. Votre devoir, leur disait-il, est d’avertir l’empereur ; tâchez du moins que la voix du pays se fasse entendre, et ce que vous n’osez dire, la nation l’exprimera. Il n’y a plus qu’une chance de salut pour cette monarchie, la bonne volonté du souverain ; d’une manière ou d’une autre, il faut en appeler a rege male informato ad regem melius informandum. Il avait conçu dans ce sens le projet d’une assemblée des notables, et il pria un jour M. le comte de Rechberg de venir en conférer avec lui. Une constitution pour l’Autriche, une constitution pour la Hongrie, les affaires distinctes traitées séparément, les affaires générales discutées en commun, telles étaient les grandes lignes de ce programme. M. de Rechberg, un des hommes pourtant à qui appartient l’honneur d’avoir détourné l’Autriche des voies de l’absolutisme, ne vit là que de pures chimères, le rêve d’un cerveau malade. « On voit bien, disait-il en revenant à Vienne, on voit bien que le comte Széchenyi est l’hôte d’une maison de fous. » Cela se passait au commencement de l’année 1860 ; qu’en pense aujourd’hui M. le comte de Rechberg ? Comme il arrive souvent dans les affaires humaines, la folie de la veille est la sagesse du lendemain. Pour nous, sans sortir du cadre de 1860, comment ne pas être frappés de voir chez le penseur solitaire cette vigueur d’esprit toujours croissante au milieu des accès renouvelés du mal qui l’obsédait ? Comment ne pas le croire assez fort pour supporter désormais toutes les iniquités du sort ?

Le 3 mars 1860, à six heures et demie du matin, un employé supérieur du ministère de la police, M. Felsenthal, accompagné de deux commissaires, entrait à Döbling chez le comte Széchenyi et procédait à une perquisition minutieuse. Le comte, si prompt d’ordinaire à s’émouvoir, ne vit là qu’une pauvre scène de comédie, et, comme s’il voulait la relever en y jouant son rôle, il se mit à faire