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ses bras sa femme et ses deux fils, les conduisait dans son asile avec une joie d’enfant. Alors, au milieu des questions, des épanchemens sans fin, s’il venait à leur montrer un article de lui inséré dans le Times ou sa lettre au comte Zichy, comment n’eussent-ils pas songé à le faire enfin sortir de sa prison ? Il fallait d’abord l’accoutumer à la clarté du jour, et quelles précautions, quelle diplomatie, pour l’attirer seulement dans les allées du parc ! Széchenyi avait toujours aimé la gymnastique ; un jour un de ses amis parie avec les deux jeunes comtes qu’il franchira d’un saut un espace de dix-huit pieds. Un tour de force et un pari, voilà de quoi faire dresser l’oreille au vieux Magyar. Tout est prêt, le point de départ et le but sont marqués ; c’est devant la maison, sur la pelouse, que l’épreuve aura lieu. La curiosité aidant, le comte se laisse entraîner par ses fils, et pour la première fois depuis bien des années le voilà qui se hasarde en plein air. Attentif, les bras croisés, il admire en souriant la souplesse et la vigueur des jeunes athlètes ;… mais tout à coup un nuage obscurcit son front, il jette des regards défians autour de lui, s’étonne de se trouver là, et d’un pas rapide regagne l’entrée de l’hospice. « Je l’examinais avec une douloureuse émotion, dit le témoin qui rapporte la scène. Était-ce simplement une impression physique, l’action de l’air extérieur sur ce corps miné par la souffrance ? Était-ce le souvenir de quelque vœu secret, de quelque engagement mystérieux auquel il se reprochait d’avoir manqué ? Je restai persuadé que c’étaient les deux choses à la fois. »

Ce repentir et cette peur de la vie active, qui se traduisaient sous une forme si bizarre, ne l’empêchaient point, on l’a déjà vu, de prendre hardiment la parole dans les circonstances décisives. Tout à l’heure il défendait le chemin de fer d’Orient, menacé par les combinaisons de l’administration autrichienne ; voyez-le maintenant défendre l’académie nationale de Hongrie, mise en péril par M. de Bach. La lettre au comte Edmond Zichy et la lettre à l’académie hongroise ont été écrites à quelques semaines d’intervalle ; elles appartiennent toutes les deux à la fin de l’année 1858. Dans l’une Széchenyi voulait sauver un grand intérêt matériel, dans l’autre un grand intérêt moral. La double inspiration de sa vie était en cause. Le ministre de l’intérieur, M. de Bach, exigeait une révision des statuts de l’académie et prétendait surtout faire disparaître cet article fondamental : « l’œuvre en vue de laquelle est fondée cette société est avant toute chose la culture de la langue magyare. » L’académie hésite ; va-t-elle donc se soumettre ? C’est alors que Széchenyi prend la plume. Il a été en 1825 le fondateur de cette œuvre nationale ; son devoir est de protester contre l’attentat qui se prépare, et n’y eût-il aucun moyen de résister, nul ne pourrait dire mieux que lui à quelles conditions l’académie courbe la