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maintenant j’entends dire, — ô douleur qui me navre ! — j’entends dire que tu veux abandonner ce domaine de ton activité…

« Quand le Hongrois aujourd’hui occupe des fonctions qui ne sont contraires ni à son honneur, ni à sa conscience, ni au bien de son pays, il ne doit pas les quitter volontairement, de quelques humiliations qu’on l’abreuve. Celui qui sait souffrir et pâtir pour son pays, celui-là seul mérite la couronne du patriote, couronne tressée d’épines, mais d’autant plus glorieuse… Qui maintient sa place reste toujours en mesure de mettre à profit les circonstances ; qui se retire au contraire se frappe de mort politique, et une fois que vous êtes frappés de cette mort-là, Dieu lui-même, Dieu, qui a rappelé à la vie le corps déjà décomposé de Lazare, ne saurait vous sauver. Qu’on ne vous nomme pas, qu’on vous expulse, oh ! cela, c’est autre chose ; l’homme qui a perdu sa fortune peut la recouvrer un jour, celui qui volontairement abandonne son trésor ne le retrouvera plus jamais, jamais.

« Le plus grand éloge qu’on puisse donner à un Hongrois, c’est de dire qu’il a maintenu sa place. Tu connais, ami, notre énergique locution populaire : rester debout, même dans la boue. Appliquons-là aux devoirs du Hongrois dans les temps où nous sommes. Bravons les reproches mêmes de nos frères pour servir la cause commune. Rester droit à son poste au milieu de cette boue que des patriotes superficiels et fanatiques ne craignent pas de jeter à des frères, à des amis, à des compagnons d’armes, rester droit à son poste, s’y cramponner obstinément quand on se sent chanceler sous l’outrage, se relever, s’affermir, être toujours debout après des années de lutte, voilà le mot d’ordre de la situation pressente ; il n’y en a pas d’autre que celui-là pour mériter la reconnaissance et les applaudissemens de ses concitoyens. D’un homme tel que toi, noble ami, la Hongrie ne saurait exiger moins.

« Que Dieu te conserve ! continue-moi ta bienveillance ; n’oublie pas que, dans le misérable état auquel je me trouve réduit, tu as toujours été, comme les membres de ma famille, au premier rang des médecins de mon âme. Ton ami fidèle,

« COMTE STEPHAN SZECHENYI. »


Cette ardeur, cette force de pensée, au milieu d’images un peu incohérentes, c’est la peinture exacte de cette noble intelligence au sein de la crise où elle se débat. On voit ici dans quelle mesure s’accomplissait la guérison du malade. Trop faible, il le sentait bien, pour se mêler à l’action, il encourageait de la voix ceux qui pouvaient combattre. Remarquez surtout chez lui la persistance de l’esprit pratique, et comme il répond au fanatisme qui, demandant tout ou rien, jette le manche après la cognée. L’émigration sous aucune forme n’est du goût de Széchenyi. Le Hongrois n’eût-il dans la main qu’un tronçon de ses armes, il ne doit pas s’en dessaisir.