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fois que se terminait la visite, et il revenait si souvent qu’il finit par être un des familiers de la maison. Széchenyi avait tant de choses à dire, soit qu’il rappelât les choses du passé, soit qu’il appréciât les événement du jour et pressentît ceux du lendemain ! Tantôt c’étaient des anecdotes sur le prince de Metternich ; il racontait ses rapports personnels avec ce haut personnage, qui passait dans le monde pour un des leaders de la politique européenne et qui ne faisait que subir la direction de la Russie ; il disait gaîment avec quelle habileté diplomatique il avait su gagner sa confiance, écoutant jusqu’au bout ses longues histoires, toujours, toujours les mêmes, tandis que d’autres, moins patiens ou moins adroits, l’avertissaient de ses redites. Tantôt c’étaient les souvenirs de sa carrière active, l’exposé des services qu’il avait rendus à la cause magyare, exposé simple et cependant, ajoute M. de Kecskeméthy, empreint d’un singulier caractère aristocratique. Un chef de famille se vante-t-il de ce qu’il a fait pour les siens ? Széchenyi ne se vantait pas ; mais on sentait à son langage qu’il se croyait le patriarche d’une grande tribu. La Hongrie, c’était lui-même, et cette opinion qu’il avait de son rôle, bien loin de sembler arrogante, imposait le respect, comme toute conviction naïve et forte. M. de Kecskeméthy, dix années plus tôt, avait passé d’une extrémité à l’autre dans ses sentimens pour Széchenyi ; c’est le sort des chefs de parti, quand ils ne veulent pas être les esclaves de la foule, d’exciter la défiance et la haine après avoir soulevé des transports d’enthousiasme. Maintenant il le voyait dans toute sa grandeur, et lui-même, ramené à cette vie morale d’où il était tombé si bas, il retrouvait sans effort ses inspirations des meilleurs jours.

Était-ce seulement dans l’ombre de Döbling et avec un personnage inconnu que le comte Széchenyi exerçait son action salutaire ? Si décidé qu’il fût à être simplement le spectateur des choses publiques, le témoin et le juge d’une période mauvaise, il y eut pourtant telles circonstances où il ne crut pas que sa maladie même le dispensât d’agir. On a vu dans la première partie de cette étude quel prix le comte Széchenyi attachait aux grands travaux qui devaient rapprocher la Hongrie de l’Orient et ouvrir à son activité commerciale un débouché vers le Bosphore ; n’est-ce pas lui qui avait donné l’essor à la navigation du Danube ? Une entreprise toute hongroise s’était organisée en ce temps-là pour compléter le système auquel Széchenyi avait attaché son nom ; il s’agissait de créer un chemin de fer d’Orient, comme on disait. Or, vers la fin d’octobre 1858, on apprit tout à coup que l’administration, du chemin de fer d’Orient, sous l’influence de M. le baron de Bruck, ministre des finances, et par la connivence de quelques magnats hongrois, principaux associés de l’entreprise, venait d’opérer sa fusion avec