Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brumes de cette soirée d’automne. Pendant l’été, Döbling est un lieu agréable qui attire chaque jour par milliers les Viennois avides de plaisirs et amoureux de leurs vertes montagnes ; en hiver, c’est un triste nid, un nid désert et boueux. J’avais le temps de me plonger dans les souvenirs de toute sorte que la pensée du comte Széchenyi évoquait en moi comme des fantômes. Comment le trouverai-je ? quel va être son aspect ? de quels sujets va-t-il me parler, et sur quel ton ? La dernière fois que je le vis, j’étais bien jeune encore. Depuis cette heure, à coup sûr, il a dû terriblement changer. Oh ! non, ce ne sera plus cet homme au teint brun, aux souples allures, à la lèvre altière et sarcastique, pour qui tous alors, étudians et juristes, nous professions un culte voisin de l’idolâtrie, jusqu’au jour où il publia son livre intitulé le Peuple de l’Est, et ne fut plus désormais à nos yeux qu’un renégat et un traître… Avec quelle libéralité nous lui prodiguions ces titres dans le vacarme des cafés » comme le fait, hélas ! aujourd’hui encore une jeunesse irréfléchie !… N’importe, chaque fois que nous l’apercevions dans la rue avec sa cravate de soie rouge nouée négligemment, avec ses vêtemens d’une élégance exotique, nous ne pouvions nous défendre de le saluer ; nous ne pouvions nous défendre non plus d’une curiosité respectueuse en regardant ces yeux noirs, ces traits singuliers, cette physionomie expressive, où l’observateur superficiel ne lisait peut-être que le dédain, mais qui pour le psychologue étaient les signes inquiétans d’une pensée profonde et d’une âme perpétuellement agitée…

« Que d’années écoulées depuis ces jours-là ! que d’années et quelles années ! La révolution, l’ivresse de la liberté, la guerre, une courte victoire suivie d’une déroute complète, enfin cette horrible image a du sang ! du sang ! partout du sang ! » cette image qui avait frappé d’avance l’âme prophétique de Széchenyi et qui l’avait brisée. Avait-il donc, l’infortuné, commis des fautes assez graves pour que la mort n’ait pas voulu de lui dans les flots du Danube ? Était-il réservé à de plus cruelles souffrances, jusqu’à ce que le désespoir, à l’idée de sa patrie ruinée pour toujours, le précipitât dans la folie du suicide ? Ces questions, hélas ! j’eus maintes fois occasion de me les adresser plus tard, lorsque pendant bien des années, devenu le témoin de son existence quotidienne, je voyais végéter misérablement ce martyr du patriotisme.

« Je ne saurais dire que les libres patriotiques ou même simplement humaines de mon cœur fussent agréablement affectées pendant ce pèlerinage à Döbling. Pressentais-je l’issue tragique de cet épisode ? ou bien était-ce ma propre situation morale qui me troublait ainsi ? Ah ! certes il s’était passé bien des choses depuis la chute de Széchenyi et de la Hongrie. J’avais eu le temps de devenir un homme. La révolution, dont les héros sans cervelle, avec leurs gamineries, ne m’avaient jamais inspiré que du dédain, la révolution, dont les résultats même les plus sérieux m’avaient toujours causé moins de joie que de crainte, parce que