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vous ferais-je pendre ? répond Kossuth en riant ; il croyait à une plaisanterie de son collègue, le noble comte étant connu pour ses vives saillies et ses paroles sarcastiques. — Promettez-moi toujours que vous ne me ferez pas pendre, reprend Széchenyi avec une insistance singulière. — Eh bien ! puisque vous le voulez, dit Kossuth, je vous le promets. — Merci, merci ! » Et le comte pressa la main de Kossuth, serra son portefeuille sous son bras et sortit. Ce fait, raconté par Kossuth lui-même à l’écrivain qui le rapporte[1], est complété par une scène du même genre dont nous devons la communication à l’un des amis de Széchenyi. Vers le même temps, le même jour peut-être, le comte était entouré de ses confidens les plus chers, et on parlait naturellement de ce qui occupait tous les esprits ; Croates et Autrichiens foulaient déjà le sol magyar, il fallait résister, résister à mort. Le comte, hors de lui, dans une sorte d’exaltation prophétique et le visage inondé de larmes, s’écria : « Je vois du sang dans les étoiles, du sang, partout du sang. Le frère va massacrer le frère. Une race va exterminer l’autre race. Oh ! quelles fureurs ! Ils sont implacables, ils sont fous. On marque avec des croix rouges les maisons à incendier. Pesth est perdue à jamais. Des hordes irrésistibles réduiront en cendres tout ce que nous avons édifié. Ma vie, ma vie est détruite ! Sur la voûte du ciel, je lis en traits de flamme le nom de Kossuth : flagellum Dei ! » Certes la raison de Széchenyi était déjà troublée par le désespoir quand il proférait de telles paroles ; mais nous ne saisissons pas encore le sentiment secret qui a bouleversé une âme si forte. L’homme qui demandait à Kossuth de ne pas le faire pendre n’est pas le vrai Széchenyi ; le prophète qui pleure d’avance sur les ruines de sa patrie n’est pas davantage la généreuse victime dont j’ai à raconter les souffrances. Ces craintes puériles et ces lamentations fiévreuses sont, le premier effet de la folie, elles n’en sont pas la cause. Il y a autre chose que cela dans l’héroïque passion du Magyar. Attendez que le mal terrible ait pris possession de tout son être ; aux paroles incohérentes succédera la pensée fixe qui vous révélera son tragique secret.

Du mois de mars au mois de septembre 1848, le comte Széchenyi avait pris une part active aux travaux du ministère. Consterné, mais résolu, il était de ceux qui savent mourir à leur poste. On pense bien qu’il dissimulait ses appréhensions ; il se serait fait un cas de conscience de décourager les serviteurs du pays. Avec ses adversaires de la veille, devenus maintenant ses collègues, il se conduisait en toute occasion comme un loyal frère d’armes. Plusieurs actes

  1. M. Daniel Iranyi, dans son Histoire de la Révolution de Hongrie.