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surprise, dans une amitié presque respectueuse, sans que la dignité de l’âge et du rang en souffre, ce sont là les deux figures autour desquelles tourne ce petit roman. Elles sont très diverses au début : accoutumée au défaut de principes, à l’empire des passions et des fantaisies, aux mœurs si peu morales de son temps, la maréchale d’Aubemer les voit sans en être choquée, presque sans les remarquer et comme la condition naturelle de la société élégante. Elle y porte pourtant plus de laisser-aller que de goût ; elle a un esprit juste, des instincts droits et délicats qui lui font sentir que ce n’est pas là le bon état de la nature humaine, de la vie humaine, de la société humaine. La vertu sereine, harmonieuse, doucement ferme et confiante de sa jeune nièce la frappe, lui plaît, lui ouvre, pour ainsi dire, un horizon plus pur et plus sûr dans lequel elle entre avec satisfaction, et ces deux personnes parties de points si éloignés finissent par se comprendre et s’unir intimement pour leur bonheur et leur honneur moral mutuels.

Pour ceux qui ont connu Mme de Boigne, il est impossible de ne pas voir qu’elle s’est placée elle-même dans l’un et l’autre de ses romans, sans doute avec le ferme dessein d’y être reconnue, car indépendamment des ressemblances d’esprit et de caractère entre la personne réelle et les personnes romanesques la similitude des situations y est affichée. Dès les premières pages d’une Passion dans le grand monde, on rencontre une tante du héros, Romuald de Bauréal. On est un peu tenté de s’étonner de son nom, elle s’appelle Mme Romignère, mais l’explication ne se fait pas attendre, l’un des amis de Romuald écrit à un autre : « Mme Romignère était chanoinesse de Remiremont ; elle s’appelait la comtesse Gertrude de Bauréal et avait pour son nom une passion qui n’est plus de ce siècle. Son seul chagrin était que la fortune de sa maison ne fût plus à la hauteur de son illustration ; les deux derniers ducs de Bauréal ayant dilapidé leur patrimoine, le moment pouvait arriver où il serait peut-être indispensable de vendre l’antique château de Bauréal, et la comtesse Gertrude n’y pensait pas sans frémir. Elle était parfaitement belle, très spirituelle, fort aimable, et avait inspiré de grandes passions ; elle passait même pour avoir partagé celle d’un homme très agréable, mais dont le nom ne lui avait pas paru digne de s’allier au sien. Ce chagrin de cœur, ou, si vous voulez, de vanité, l’avait décidée à prendre la prébende de Remiremont. M. Romignère, financier immensément riche, homme de capacité et d’un esprit assez délicat pour apprécier les agrémens de la comtesse Gertrude, vivait dans sa société intime, et l’adorait fort à distance depuis nombre d’années. Je ne sais quelles conventions se firent entre eux ; mais au grand étonnement du monde et de sa famille la