Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/768

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de les perdre. Sa situation était douce ; elle avait des amis fidèles, des visiteurs spirituels qui se plaisaient à se rencontrer chez elle ; elle s’était arrangé à Trouville, au bord de la mer, une jolie petite maison, une vraie corbeille de fleurs en face de l’Océan, et un peu plus loin, sur le flanc de la falaise, elle avait une autre petite maison où un jardinier habile cultivait pour elle les fleurs dont sa maison de la plage était parée et les fruits excellens et précoces dont sa table était couverte pour ses amis. Elle les recevait là en été et dans sa maison de Paris en hiver avec une bonne grâce point banale et une élégance d’esprit et de mœurs à la fois naturelle et traditionnelle, qui donnait à sa conversation un attrait original, bien qu’un peu froid ; mais une inquiétude permanente troublait évidemment sa pensée et l’agrément de sa vie : on raconte que Louis XV, dans son égoïsme royal et en prévoyant des révolutions, prochaines, disait souvent : « Ceci durera bien autant que moi ; » Mme de Boigne avait toujours l’air de dire avec un doute triste : « Pourvu que ceci dure autant que moi ! »

Elle a eu cette modeste satisfaction ; ses dernières années n’ont pas été troublées par des révolutions nouvelles ; elle y a joui du repos, de la fortune de la considération, de la société d’hommes distingués souvent réunis autour d’elle à la ville et à la campagne ; toute la surface de la vie était pour elle calme, douce, commode, agréable. Au fond pourtant et sans le témoigner ouvertement, elle était triste, non-seulement parce que la sécurité de l’avenir manquait à sa pensée, mais parce que sa vie présente, et même sa vie passée, telle que le sort la lui avait faite ou qu’elle se l’était faite elle-même, lui apparaissait froide et dénuée. Quoiqu’elle les eût supportées avec la morne résignation du bon sens en présence de l’irréparable, les tristesses du cœur ne lui avaient pas manqué ; elle avait vu mourir dans sa société, dans sa famille, dans sa maison, des personnes qui lui étaient très chères ; arrivée à la vieillesse, elle fut séparée d’abord par la maladie, puis enfin par la mort, de son plus ancien et plus intime ami, M. le duc Pasquier ; quand elle le perdit en 1862, lui à quatre-vingt-quinze ans, elle à quatre-vingt-deux, ils ne s’étaient pas vus depuis un assez long temps, leurs infirmités ne leur permettant plus ni à l’un ni à l’autre de se déplacer. En 1866, la mort de la reine Marie-Amélie affligea profondément Mme de Boigne ; dans l’isolement et le refroidissement de la vieillesse, les amitiés de la jeunesse conservent et même acquièrent beaucoup de prix, surtout lorsqu’elles ont persisté à travers les vicissitudes et les épreuves de longues vies : de seize ans à quatre-vingts, à Naples, à Paris ou à Londres, du haut du trône ou du sein de l’exil, la reine Marie-Amélie et Mme de Boigne n’avaient pas cessé de se porter et de se témoigner affection et confiance. Quand