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la comtesse de boigne.

esprits que l’âge et les habitudes n’avaient pas fermés à la lumière des faits.

À seize ans, et par sa situation comme par sa jeunesse, Mlle d’Osmond était étrangère aux questions et aux partis politiques de l’Angleterre ; mais quoique sans fortune loin de sa patrie et sans autre avenir que les orages et les ténèbres de la France, elle vivait à Londres dans le monde riche, élégant et puissant ; elle était jolie, spirituelle, vive avec grâce et douceur ; elle dansait, elle chantait, elle causait, elle écoutait, elle observait ; elle acquérait de très bonne heure, non pas l’expérience réfléchie que le temps seul donne aux plus rares esprits, mais cet instinct juste et rapide des intérêts de la vie et des convenances sociales qui apprend à voir clair et à se conduire habilement au milieu des difficultés et des épreuves. À peine sortie de l’enfance, elle était déjà sensée, mesurée, pénétrante et prudente avec une fermeté tranquille et presque froide qui était l’une des plus originales dispositions de sa nature.

L’occasion lui vint bientôt de mettre à profit ses qualités précoces, je dirais volontiers prématurées. Par sa figure, ses agrémens et ses succès dans le grand monde anglais, elle attira les regards d’un hardi soldat de fortune déjà vieux, le général comte de Boigne, ne à Chambéry en 1741, et qui, après une vie errante et pleine d’aventures en Europe, en Afrique et en Asie, était revenu très riche de l’Inde, où il avait vaillamment servi d’abord plusieurs rajahs indigènes dans leurs luttes soit entre eux soit contre l’Angleterre, puis les intérêts de l’Angleterre elle-même. Accoutumé à suivre son désir et à compter sur son succès, il demanda la main de Mlle d’Osmond, à qui ses parens, très perplexes, s’en remirent absolument de la décision et de la réponse. Elle s’en chargea sans hésitation, s’entretint seule avec M. de Boigne, lui fit connaître sans embarras la situation de sa famille, proscrite et ruinée, ses dispositions personnelles et son parti-pris de n’accepter l’offre qu’il lui adressait que s’il assurait pour l’avenir le sort de ses parens comme le sien propre. Le vieux général indien se prêta de bonne grâce aux exigences de la jeune Française émigrée, et le mariage se fit en 1798 d’une part avec un empressement aveugle, de l’autre avec autant de franchise que de froideur.

Pour une personne qui devait, plus de soixante ans après, finir sa vie en écrivant deux romans, l’un intitulé Une Passion dans le grand monde, c’était là un début fort peu romanesque. Non-seulement parmi les indifférens, mais parmi les connaissances et même les amis de Mme de Boigne, plusieurs sont restés surpris, je dirais presque choqués du caractère primitif de cette union. Je serais volontiers aussi sévère, plus sévère qu’eux, car je tiens les conve-