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nouvelliste. Il fallait que ce fût là un véritable fléau, puisqu’en signalant cette engeance au mépris de ses concitoyens notre doux médecin des âmes devient amer et mordant à l’égal d’un satirique. À Chéronée, comme chez nous, la vaine curiosité des oisifs réclamait une pâture quotidienne et sans cesse renouvelée. Au lieu de journaux à petites chroniques plus ou moins discrètes, on avait des porteurs de nouvelles courant de rue en rue, de place en place, recueillant, répétant, exagérant, envenimant les commérages, colportant les anecdotes scandaleuses. Plutarque suit pas à pas ce personnage. « Voyez-le, dit-il, écouter aux portes, décacheter les lettres, chuchoter avec les servantes, regarder dans les litières des femmes et se hisser jusqu’à leurs fenêtres. Les vents les plus insupportables sont ceux qui retroussent les robes ; le nouvelliste, lui, ne se borne pas à soulever manteaux et tuniques, il perce les murailles, force les serrures, surprend la maîtresse ou la fille de la maison, et, pareil à une ventouse qui s’emplit de sang impur, il suce et attire, pour le répandre ensuite, le venin des propos empoisonnés. » Le morceau est enlevé de verve, le personnage est vivant. Moraliste de premier ordre, Plutarque est aussi, quand il lui plaît de l’être, un excellent peintre de mœurs.

À vrai dire, les vices qu’il poursuivait n’étaient pas nouveaux, toujours la nation grecque en avait été affectée ; mais à cette époque ils passaient toute mesure, et nulle vertu ne les compensait. Pour une âme éprise des grandeurs antiques, c’était un spectacle intolérable. Épicure n’en eût point été troublé et l’eût contemplé avec indifférence, tranquillement enveloppé dans son égoïsme. Plutarque ne put envisager d’un œil impassible la décomposition morale de son pays. Tout en appliquant aux cas particuliers les ressources ordinaires de sa médecine des âmes, il comprit que la paralysie politique qui envahissait la cité appelait un radical et prompt remède. Ce remède, il ne le chercha point dans la région des illusions chimériques. Un esprit moins sûr que le sien eût songé à la révolte ; c’eût été insensé. Lorsqu’une nation heureusement douée, mais matériellement faible, est asservie par un vaste empire, l’héroïsme ne suffit pas à lui rendre sa liberté. Sans des alliances puissantes, la Grèce moderne serait encore sous le joug des Turcs, Candie en ce moment en est la preuve. Si l’Italie a revécu, on sait bien grâce à quel secours, et faute d’appui la Pologne expire. Quelle assistance le patriotisme grec eût-il invoquée contre Rome ? Toute force organisée n’était-elle pas englobée dans l’immensité du monde romain  ? Plutarque repoussa en gémissant l’idée trompeuse d’une délivrance. Éclairé par son génie pratique, il distingua d’un coup d’œil ce qui était possible, et s’y arrêta.