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peine, car elle parvenait bien rarement à le traîner pour une heure ou deux dans quelque salon. D’ailleurs elle était réservée, timide à l’extrême, osant à peine vouloir et n’osant pas le moins du monde essayer de réaliser ce qu’elle aurait voulu. Wilmot, dès les premiers jours de leur union, avait constaté en elle cette espèce d’infirmité, qu’il crut guérir par quelques sermons affectueux ; mais, comme le mal persistait et qu’après tout il ne gênait en rien la bonne marche des affaires intérieures, il n’y donna plus un moment d’attention et méconnut les symptômes qui lui en auraient signalé les progrès continus. Par degrés, Mabel se transforma. Sa réserve naturelle devint une sorte de hauteur glaciale, qui tenait les gens à distance. Elle remplissait avec scrupule et avec tous les dehors de la déférence la plus complète les devoirs de son état ; mais elle ne parlait plus qu’à son corps défendant, et sa calme indifférence pour tout ce qui ne rentrait pas dans ses attributions personnelles ne laissait soupçonner à personne, moins à son mari qu’à tout autre, la prostration intérieure, les mystérieux désespoirs de cette nature sans épanchemens. Mieux aimée, elle eût été mieux devinée ; devinée, il était facile de l’arracher à cette torpeur souffrante où elle descendait peu à peu, comme ces malheureux voyageurs sous le poids desquels la neige à demi fondue s’ouvre lentement pour les engloutir.

La jeune fille que Chudleigh avait épousée n’existait plus depuis longtemps, elle avait été remplacée insensiblement par une jeune femme dont la grâce languissante, la silencieuse tranquillité, eussent commandé l’intérêt d’un observateur attentif. Qu’aurait-il donc aperçu en soulevant un à un les voiles qu’elle multipliait autour de sa personne morale ? Un amour vrai, profondément humilié de lui-même, un esclavage inavoué, subi à regret, impossible à nier, mais s’entourant d’ombre et fuyant le regard comme la sensitive fuit le toucher. Chez elle, les qualités du cœur et les défauts du caractère, — de ce caractère en dessous, furtif, enclin au mutisme, — s’étaient livré un combat acharné, dans lequel les premières avaient été vaincues. Chudleigh Wilmot s’en doutait si peu que, venant à réfléchir sur cette métamorphose de sa femme, il se serait volontiers applaudi d’une sensible amélioration survenue en elle depuis leur mariage, lorsque, au fait et au prendre, privée de tout ressort moral, elle avait tout simplement acquis la périlleuse faculté de vivre en vase clos, de souffrir à l’abri d’un masque impassible.

Elle ne déposait ce masque trompeur qu’auprès d’Henrietta et seulement depuis peu de temps. Mistress Prendergast avait fini par obtenir ce privilège de voir sa rivale passer tour à tour par toutes les alternatives de l’orgueil blessé, de l’amour méconnu, de la