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avoir l’air, jusqu’aux pensées les plus intimes. C’était presque une Léonora Dori (ou Galigaï) en face d’une autre Marie de Médicis.

Il faut maintenant expliquer cette jalousie secrète que la personne qui en était l’objet n’aurait jamais pu soupçonner, et pour cela remonter au temps où Henrietta Prendergast, à deux ans près du même âge que sa cousine et mariée avant celle-ci, vint à perdre son mari, quelques mois seulement après leurs noces. Ce précoce veuvage coïncida précisément avec l’époque où s’établissaient entre mistress Wilmot et miss Darlington les bons rapports qui devaient aboutir plus tard au mariage de Chudleigh et de Mabel. Nos deux cousines se voyaient déjà beaucoup. Chudleigh fut bientôt admis dans leur intimité. Or la récente veuve n’était pas tellement absorbée dans sa douleur, tellement dominée par ses regrets, tellement cuirassée par ses vêtemens de deuil, que la bonne grâce et l’intelligence hors ligne de cet enviable prétendu lui fussent tout à fait indifférentes. Le jour où elle se sentit entraînée vers lui, elle pesa sans hésiter, en femme de tête qu’elle était, les chances d’une rivalité qui ne l’effrayait pas autrement. Mabel avait plus de jeunesse (bien peu), plus de beauté (peut-être), Mabel enfin n’apportait pas, en déduction de ses mérites personnels, les souvenirs importuns d’un premier hyménée ; mais là se bornaient ses avantages, et aux yeux d’un homme aussi supérieur que Chudleigh ils ne devaient point balancer ceux d’une intelligence bien plus développée, d’une éducation bien plus complète, et, — disons tout sans plus de vergogne que notre veuve n’en mettait dans ses calculs, — d’une fortune bien plus considérable.

Ainsi que beaucoup d’autres grands politiques, Henrietta, pour établir ce parallèle encourageant, n’avait omis qu’un seul point, mais essentiel, la comparaison inévitable de ses attraits personnels avec ceux de sa rivale. Il faut l’excuser de ce chef. La femme la plus clairvoyante est sujette devant son miroir à d’étranges hallucinations, et à de plus étranges encore, — mais en sens contraire, — devant la beauté d’une autre femme. Comme le premier benêt venu, maître Wilmot, ce mortel d’élite, ce parangon de l’humaine sagesse, s’était laissé prendre au miroir de deux beaux yeux bleus et tenter par la fraîcheur de deux lèvres printanières. O néant de la raison, ô vanité de la saine logique ! Il épousait sans l’aimer véritablement, mais tenté d’elle, la jolie Mabel Darlington, et il ne songea pas un seul instant qu’Henrietta Prendergatst, libre de lui accorder sa main, était la plus digne de lui appartenir, la mieux faite pour l’apprécier, et celle des deux qui devait lui porter la meilleure assistance dans le grand combat auquel son ambition le conviait.