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chacun de notre côté. Le soir venu, on se retrouve, et toujours bons amis, je vous assure.

— A la bonne heure. Encore est-il,… recommençait sir Saville, mais son interlocuteur, une fois lancé, ne s’arrêtait plus.

— Quant aux infatuations dont vous parliez, poursuivit-il, je les ai connues et pratiquées ; .. mais il y a longtemps,.. avant mes examens, alors que je faisais dans les hôpitaux mon apprentissage d’infirmier[1]. Une petite cousine à moi, fille d’un commis de la banque, m’avait à peu près tourné la tête… Le père vint à mourir, elle se maria, et je ne fus pas bien longtemps à m’en consoler… Passé vingt ans, croyez-moi, ces idées-là ne sont plus de mise, si ce n’est chez quelques êtres spéciaux que l’on peut classer parmi les rares arbustes dont la verdure est permanente.

— Nous ne disputerons pas là-dessus, repartit le vieux médecin, pour qui cette discussion, où les rôles semblaient intervertis, avait quelque chose d’embarrassant. Comme pour lui venir en aide, survint un domestique porteur d’un pli cacheté qu’il remit silencieusement à Chudleigh Wilmot. La forme de l’enveloppe indiquait un télégramme. Notre jeune docteur eut bientôt rompu le cachet, et sa figure prit aussitôt une expression très médiocrement avenante.

— Voilà qui est un peu fort ! s’écria-t-il… Je voudrais savoir de quel droit on vient me relancer ainsi pour des inconnus !…

— De qui et de quoi s’agit-il ? demanda son hôte.

— Lisez plutôt, répondit Wilmot, et il continuait à grommeler entre ses dents… Où prennent-ils donc que je suis ainsi à leurs ordres ?

— Il faut cependant vous rendre à cet appel, reprit froidement sir Saville… Je suis pour le moins aussi contrarié que vous ; mais il n’y a pas deux partis à prendre, et puisqu’il s’agit d’un Kilsyth…

— En vérité… vous voilà bien avec votre idolâtrie nobiliaire !… Que me font, à moi, vos Kilsyth ?… Je ne sais même pas qui est ce monsieur.

— En Écosse, mon bon ami, cette ignorance inexcusable ne serait pas admise. Kilsyth de Kilsyth n’est pas un « monsieur. » C’est le chef d’un des clans les plus anciens et les plus puissans du comté d’Aberdeen.

— Oui-dal… et après ? Lui savez-vous assez de crédit pour me faire fusiller ou poignarder ou pendre à quelque sapin, si je mets tout bonnement son télégramme dans ma poche, sans faire droit à la brève sommation qu’il lui plaît de m’adresser ?

  1. Dresser. Ce noviciat pénible, qui parait imposé aux étudians en médecine, n’a rien de commun avec celui de nos internes d’hôpital.