Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’histoire, à la vérité, à la conscience humaine, quel enfer de mensonge et d’opprobre ne prétendait-il point paver de ses bonnes intentions ! Comment pouvait-il reprocher à la Pologne d’avoir détaché la branche petit-russienne de la Russie à une époque où la Russie n’était pas encore de ce monde, et où le noyauu lui-même du futur empire des Romanov, le duché de Moscou, était courbé sous le joug des Mongols[1] ? Était-ce bien aussi à un enfant de la civilisation occidentale, à un représentant de la catholique Bohême, de faire un crime à la Pologne d’avoir voulu préserver ses pays de l’influence délétère du byzantisme, d’avoir favorisé le rite uni, le seul moyen connu pour amener les peuples déshérités de l’église orientale à la liberté et au progrès ? Et que dire de ces torts et de ces injustices de la Pologne envers la Russie dans les temps présens ! Que dire de cette habileté oratoire qui, passant sous silence les convulsions terribles d’une nation égorgée, parle « des blessures encore saignantes » des exécuteurs ? Que dire de ce raisonnement qui intervertit les rôles et pervertit le sens de l’innocence et du crime ? Il y a quelque chose de pire que d’user de son langage pour déguiser sa pensée, c’est de la flétrir ; il y a quelque chose de plus triste que de donner des dehors honnêtes à un sentiment mauvais, c’est de donner à un sentiment honnête une expression vile et avilissante… Eh bien ! si avilissante que fût la parole de M. Rieger pour la Pologne, si calculée qu’elle fût pour flatter tous les instincts, toutes les susceptibilités du peuple moscovite, elle n’en provoqua pas moins une véritable tempête. L’orateur, jusque-là si aimé et à tout moment applaudi, ne put cette fois continuer qu’au milieu des murmures, des interruptions violentes et des coups de sifflet, et lorsqu’il eut fini, un grondement sourd le poursuivit jusqu’à son siège. « On ne comprenait pas, dit la Gazette de Moscou, à quel résultat pratique pouvaient mener de pareils discours, mais tout le monde sentait qu’il serait désastreux qu’ils restassent sans réponse. Le malaise fut général, l’embarras partagé par toute l’assistance ; ils cessèrent instantanément quand, sous le drapeau des saints Cyrille et Méthode, parut le prince Tcherkaskoï. »

Dans un charmant récit que se rappelle bien tout lecteur de la Revue, un romancier d’un grand talent a tracé du génie russe un type dont la profonde et philosophique vérité ne saurait guère être pleinement appréciée que par celui qui a traversé la dure école de la servitude moscovite. Le comte Kostia est un homme bien élevé, affable, spirituel, savant même ; mais il a une fille dont les traits lui rappellent un souvenir importun. Il veut changer ces traits, il coupe la chevelure de cette belle enfant, il lui impose

  1. Voyez dans la Revue du 1er juin 1863, la Pologne et ses anciennes provinces.