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avait osé quelques jours plus tard, au banquet de Sokolniki, élever une voix timide contre la belle motion de MM. Stchebalski et le Bulgare Bogorov ; il avait demandé si, en adoptant une même langue littéraire, « les écrivains slaves ne finiraient pas par constituer une classe distincte, une espèce de caste brahminique au milieu des peuples qui ne comprendraient plus leur propre littérature ? » Un silence glacial et dédaigneux accueillit la parole de ce jeune homme d’un bon sens effrayant. La grande malédiction des Slaves de ne pouvoir médire des Allemands qu’en allemand dans leurs réunions fraternelles, cette calamité immense de toute une race, elle avait éclaté à Varsovie, à Saint-Pétersbourg et à Moscou d’une manière accablante, elle y avait même donné lieu à des scènes d’un haut comique, et les meneurs n’ont eu garde de ne pas exploiter une situation aussi piteuse. Dès les premiers débuts, à Saint-Pétersbourg, l’empereur Alexandre avait engagé individuellement les « Slaves étrangers » à étudier le russe ; visant plus juste et plus loin, la tsarine avait insinué l’adoption d’un même alphabet et d’une même orthographe pour tous les enfans de la grande famille ; au banquet présidé par le ministre de l’instruction publique, comte Tolstoï, s’étalait déjà une inscription portant : « la langue russe et la langue slave ne font qu’un ; » enfin, et dans la salle universitaire de Moscou, la solution était donnée, la formule trouvée : le russe deviendrait l’idiome littéraire, le sanscrit vivant « depuis l’Adriatique jusqu’à l’Océan-Pacifique !… » Qu’une telle pensée eût pu éclore parmi les Russes, parmi un peuple auquel un autocrate, Pierre le Grand, avait imposé un jour une nouvelle écriture (grajdanka), une nouvelle grammaire et un nouveau vocabulaire de son invention, — cela n’a guère lieu de surprendre ; mais que dire de ces Slaves qui, à Vienne et à Pesth, protestent contre toute langue commune dans les affaires d’administration seulement centrale pour les différens états des Habsbourg, et qui, à Moscou, souscrivent à une langue commune pour les littératures et les génies de tant de peuples si divers ? Que dire de ces Slaves d’Autriche qui, à Prague, à Agram et à Laybach, ne cessent d’invoquer les principes d’autonomie et de fédéralisme, et qui dans la cité du Kremlin applaudissent au professeur Ilovaïskoï alors qu’il s’écrie : « Le fédéralisme est une chose accidentelle et toujours peu durable ; ce n’est point par les fédérations que l’histoire marche en avant, c’est par les grandes nations ?… » Il serait curieux en tout cas que le revival slave en Autriche ; qui avait commencé et s’était continué jusqu’à ces derniers jours par une culture assidue et passionnée des divers idiomes nationaux, finit par un suicide volontaire dans les bras du Svod moscovite ; car que les écrivains tchèques, croates, serbes, etc., ne s’y trompent pas : en adoptant la langue russe pour langue