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diplomatie aussi bien que de la théologie, M. Tiouttchev rentra dans Saint-Pétersbourg pour ne plus être que l’homme d’esprit au service de la cour, l’homme du monde, l’homme des parties fines et des reparties plus fines encore ; car ce lion des salons, à la chevelure abondante et grisonnante, aime à jouer de la griffe, et plus d’un grand personnage à la cour en porte l’empreinte ineffaçable, le prince Gortchakov entre autres, le ministre qui écrit volontiers des dépêches et en parle non moins volontiers. M. Tiouttchev l’appela un jour « le Narcisse de l’écritoire… » On se doute bien que l’ancien attaché d’ambassade ne traitait guère la poésie qu’en grand seigneur ; ce n’est qu’à ses momens perdus qu’il laissait tomber quelques strophes qui faisaient les délices des délicats de Saint-Pétersbourg, quand l’année 1863 vint à la fin lui apporter des inspirations grandes et fortes. Le versificateur charmant qui jusque-là n’avait chanté que les beautés de la nature sur le rhythme alangui des lakistes trouva en lui subitement les accens de la colère et de l’imprécation, et dans des couplets demeurés célèbres il reprocha amèrement au prince Souvorov d’avoir, « le seul parmi les grands, » refusé son hommage au sauveur de la patrie, à l’archange Mouraviev. Depuis lors, M. Tiouttchev n’a cessé de prêter sa voix aux passions les plus violentes de la sainte Russie, et ce sont aussi ces cordes d’airain d’une lyre autrefois argentine qui résonnèrent maintenant dans la salle du banquet. « L’Occident est troublé, il est saisi de peur en voyant que toute la famille slave, en face des amis et des ennemis, dit pour la première fois : Me voilà !… Notre seigneur est vivant, forte est sa justice, juste sa puissance ; le nom du tsar libérateur dépassera bientôt la frontière russe… » Toutefois l’Isaïe moscovite exhorte les « frères » à veiller constamment, à ne pas s’abandonner à une sécurité trompeuse. Les injures du passé sont loin d’être toutes vengées, et plus d’un danger menace la grande famille réunie ; « le champ de Kossovo existe toujours, la Montagne-BIanche n’est point rasée[1]. Et parmi nous, ô frères, quelle honte ! Au milieu de notre famille slave, celui-là seul a évité les haines de tant d’ennemis conjurés contre nous, qui pour les siens, toujours et partout, a été traître et scélérat infâme. Il n’y a que lui, notre Judas, qu’ils honorent de leurs baisers !… » Cette évocation de la Pologne sous la figure du Judas au milieu de la cène slave produisit un effet indescriptible, « Les assistans ne purent retenir leurs larmes, » dit la Gazette de Moscou, de sourds grondemens se mêlèrent aux sanglots étouffés, et, pour lutter avantageusement contre la profonde impression laissée par les vers de

  1. La victoire des Turcs à Kossovo, au XVe siècle, mit fin au royaume serbe, et c’est à la suite de la bataille de la Montagne-Blanche, au début de la guerre de trente ans, que les Tchèques perdirent leur existence nationale.