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curieux chapitre à la Scienza nuova de Vico, — à cette philosophie de l’histoire si honteusement exploitée de nos jours par des ambitions sans vergogne ; — il donnait une vue générale de notre pauvre humanité prise des hauteurs mêmes du Kremlin.

« L’ère, nouvelle se dessine enfin, — y lisait-on, — et c’est pour nous, Russes, qu’elle a une portée particulière. Cette ère est bien la nôtre ; elle appelle à la vie un monde nouveau, demeuré jusque-là dans l’ombre et dans l’attente de ses destinées, le monde gréco-slave. Après des siècles passés dans la résignation et la servitude, voilà enfin que ce monde touche au moment de la rénovation ; ce qui a été si longtemps oublié et comprimé revient à la lumière et se prépare à l’action. Les générations actuelles verront de grands changemens, de grands faits et de grandes formations. Déjà sur la péninsule du Balkah et sous la couche vermoulue de la tyrannie ottomane se dressent trois groupes de nationalités vivaces et fortes, les groupes hellénique, slave et roumain. Étroitement unis entre eux par la communauté de leur foi et de leurs destinées historiques, ces trois groupes sont également liés à la Russie par toutes les attaches de la vie religieuse et nationale. Ces trois groupes de nations une fois reconstruits, la Russie se révélera sous un jour tout nouveau. Elle ne sera plus seule dans le monde ; au lieu d’une sombre puissance asiatique dont elle avait jusque-là l’apparence, elle deviendra une force morale indispensable à l’Europe, une civilisation gréco-slave complétant la civilisation latino-germaine, qui sans elle resterait imparfaite et inerte dans son exclusivisme stérile… »

Le hasard a parfois des malices bien ingénieuses. Le hasard voulut que le lendemain même du jour où elle lançait son manifeste, le 18 février, la feuille de Moscou eût à traiter de l’instruction primaire, et qu’entraînée par un zèle du reste très louable elle fît le singulier aveu qui suit : « De tous les états de l’Europe sans exception, c’est la Russie qui fait le moins pour l’instruction populaire, pour l’institution la plus utile et la plus civilisatrice de notre siècle. En Turquie, d’après les données officielles de 1865, il y a 15,000 écoles, avec 600,000 élèves, pour une population de 25 millions. La Russie, avec une population de 75 millions, n’a environ que 20,000 écoles que fréquentent 8 ou 900,000 élèves, et cela d’après les estimations les plus favorables… » Ainsi cette grande force morale dont on célébrait l’avènement dans des termes si magnifiques, et qui devait raviver notre civilisation latino-germaine, aujourd’hui impuissante et menacée d’un fatal épuisement, cette grande force morale se trouvait être, par rapport à l’instruction populaire, à l’institution la plus utile et la plus civilisatrice de notre siècle, au plus bas de l’échelle européenne, plus bas même