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petits états, les petits peuples, dont chacun cependant a une histoire, une littérature et une individualité distinctes, — un génie, une âme ! — l’avenir est aux unités immenses et aux grandes agglomérations. Chose plus étrange encore, ce n’est que dans de pareilles agglomérations que les peuples croient de bonne foi trouver les moyens de leur développement et de leur progrès ; ce n’est que dans ces fortes unités qu’ils espèrent faire de grandes choses et bien mériter de la civilisation. Comme si la mince Judée et ce point imperceptible que Socrate pouvait à peine découvrir sur le globe, et qui cependant s’appelait Athènes, n’avaient pas fait plus pour l’humanité que les monstrueuses agglomérations d’Assyrie et de Babylone ; comme si les annales de telle petite ville de l’Italie du moyen âge, Florence, Pise ou Sienne, ne primaient pas tout le corpus Byzantinorum !… C’est là peut-être une des émanations naturelles de notre démocratie moderne, démocratie sans idéal qui ne fait que compter et réduit tout à une question de chiffres ; mais c’est avant tout, dans la sphère de la vie politique, la plus forte expression de ce positivisme aride et omnipotent de nos jours, qui élimine toute idée générale, toute notion spirituelle et métaphysique, et ne voit partout que « forces et matières… »

Une réaction est cependant sur le point de se produire, une réaction salutaire, et après avoir beaucoup trop longtemps donné dans le courant qui emportait tout le monde, les esprits généreux et vraiment libéraux commencent à revenir de l’aberration étrange, à se dire avec le prophète de la Bible que là n’est point la voie… L’intérêt presque universel qu’excite aujourd’hui l’Autriche est sous ce rapport un symptôme consolant, un phénomène très curieux même. Qui aurait cru il y a quelques années, quelques mois à peine, que cet empire des Habsbourg, point de mire de tant d’attaques et de malédictions, deviendrait encore populaire, deviendrait le mot d’ordre du patriotisme européen et une des espérances de la grande cause libérale ? Tel est pourtant le spectacle que nous voyons sous nos yeux, et il n’est pas jusqu’aux ennemis autrefois les plus implacables de cette vieille monarchie, jusqu’à ces publicistes qui encore au lendemain, de Sadowa demandaient la disparition de cette « Turquie chrétienne, » qui ne fassent maintenant les vœux les plus ardens pour sa conservation. C’est que l’on a le vague sentiment que nous touchons à un moment de crise suprême, à un point culminant du débat entre la fatalité et la liberté, débat incessant et qui durera autant que l’humanité, mais qui revêt des formes toujours (nouvelles, et qui à l’heure présente s’appelle le débat entre la fatalité de la race et la liberté des nations ! Parviendra-t-on à consolider en Europe entre la Russie et la Prusse un