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grandes passions, vivre est une sotte manière d’employer son temps. Savez-vous ce que je souhaite à ce malheureux garçon ? Une grosse déception qui lui procure un bel accès de colère. Je voudrais qu’une bonne âme se chargeât de lui jouer quelque mauvais tour ; rien ne fouette le sang comme le dépit d’avoir été dupe ; il n’y a pas d’indifférence qui tienne là contre. Qu’une fois dans sa vie il se fâche tout rouge, et je réponds de sa santé.

— Je vois que vous êtes pour les remèdes violens.

— Il en est de plus doux qu’on pourrait essayer, lui répondit-il d’un air galant. Amour, tu perdis Troie, mais tu sauverais Didier !… Vous avez des yeux, madame, que je crois capables d’accomplir des miracles.

— Oh ! ne me dites pas de fadaises, lui dit-elle, et elle ajouta en riant : Je veux croire que mes yeux sont beaux ; mais, si vous étiez franc, vous leur feriez le même reproche qu’à mon cousin : ils ne sont pas chargés.

On annonça que le déjeuner était servi. À table, ce fut le notaire qui fit tous les frais de l’entretien. M, ne Bréhanne, qui aimait d’ordinaire à lui donner la réplique, ne l’écoutait que d’une oreille, elle était plongée dans une rêverie : la finesse du service de linge, la beauté de la vaisselle, le cossu de l’argenterie, l’avaient frappée d’admiration, elle se livrait à des calculs et tirait des conclusions. Du reste M. Patru n’avait pas besoin qu’on lui vînt en aide, il abondait en lazzis, qui n’étaient pas tous assaisonnés de sel attique. En ce moment, sa belle humeur paraissait souverainement déplaisante à Didier ; il sentait sa migraine, exaspérée déjà par les papotages de M, ne Bréhanne, lui enfoncer deux griffes aiguës dans les deux tempes. Au dessert, M. Patru se mit à réciter des vers de sa façon, entre autres un épithalame qui commençait ainsi :

 
Je veux chanter l’hymen, l’amour et la nature.
Dieu des vers, prête —moi Pégase pour monture !

On peut juger du reste par la beauté de ce début. Ces alexandrins donnèrent le coup de grâce à Didier ; il les avait déjà entendus deux fois.

En sortant de table, Mme  Bréhanne emmena le notaire au jardin et fut s’asseoir avec lui dans un pavillon, à l’extrémité de la terrasse. Avant de les suivre, M me d’Azado s’arrêta pour examiner les portraits de M. et de Mme  de Peyrols, grands portraits à l’huile qui occupaient deux trumeaux du salon. Elle fut frappée du contraste que présentaient ces deux figures, l’une à l’œil riant et aux traits fortement accentués, l’autre à l’air pâlot, souffreteux, mais