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premier quand il y a plus d’art que d’industrie, et l’art ici ne signifie pas seulement une décoration meilleure, il est également dans le mélange des fils, dans la proportion des calibres, dans ce qui constitue l’aspect d’une étoffe. Notre marché est dès lors d’un accès difficile pour tout ce qui est orné, facile au contraire pour les unis, les Orléans surtout, où les Anglais ont atteint une perfection qui nous échappe. Tout récemment il s’y est joint un autre motif d’inquiétude : c’est une avalanche d’étoffes à l’usage du peuple, qu’on peut voir empilées dans quelques magasins de nouveautés. Rien de plus défectueux : c’est grossier, mal teint, de largeur très réduite ; mais le prix est de 60 centimes le mètre, on a une robe pour 4 francs. Ces surprises ont été tentées plus d’une fois, elles ont constamment tourné contre leurs auteurs ; si Roubaix n’était pas dans une heure de découragement, il aurait déjà pris sa revanche.

Dans les étoffes foulées, c’est-à-dire la draperie et ses dérivés, il ne semble pas que nous soyons serrés de si près, et le régime de cette industrie y contribue beaucoup ; à force de mobilité, elle déroute toute concurrence. Il y a vingt ans, on ne connaissait guère que des draps unis ou lisses, de laine pure, souples et résistans. Sauf le noir, qui n’a jamais pu être bien fixé, les couleurs étaient franches, solides, ne s’altérant point à l’air ni par le frottement. Dans ces conditions, et malgré les changemens de goût, une étoffe traversait une saison sans trop se déprécier ni tomber dans les rebuts. La part de l’aléatoire était limitée ; elle est sans limites depuis qu’à la draperie unie a succédé ce que l’on nomme la draperie de nouveauté. On sait en quoi cette draperie consiste ; mais peu de personnes en connaissent les origines. On la doit à M. Bonjean, Belge d’origine, qui s’était fixé à Sedan, où on l’avait vu débuter, grandir et marcher rapidement à la fortune. Doué d’une imagination active, il fut en outre servi par le hasard. Un jour on lui apporta l’échantillon d’un drap qui allait être mis sur le métier ; l’aspect lui en parut défectueux ; l’étoffe était maigre, mal venue, et comme le vice était moins dans l’exécution que dans la matière, il n’en pouvait pas attendre un produit régulier. Que fit-il alors ? Il imagina une combinaison purement de fantaisie, mêla quelques fils de soie aux fils de laine et en régla le jeu par des cartons. C’était une hardiesse au succès de laquelle personne ne croyait. Dès que la première pièce fut achevée, on l’envoya en essai à un tailleur de Paris. La réponse fut une forte commande, la nouveauté avait réussi : l’étoffe reçut le nom de l’inventeur, et le genre l’a longtemps gardé ; c’était l’étoffe Bonjean, introduite dès lors dans le domaine public, et qui, sous diverses formes, est encore la grande