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les sociétés les mieux défendues sont celles qui se gardent elles-mêmes. Aussi vienne un de ces mouvemens de l’opinion qui éclatent de temps en temps chez les peuples libres (je parle naturellement de la réforme électorale), et la Grande-Bretagne saura bien réduire par un acte de prudence et de justice des difficultés qui auraient ailleurs ébranlé les bases mêmes de l’état. En France, on a vu des dynasties emportées dans l’exil par de moindres aventures.

Toute la vie politique ne se concentre point dans le parlement anglais ; il arrive même assez souvent que des courans sortis des couches profondes et obscures de la société rencontrent dans les deux chambres une résistance plus ou moins opiniâtre. C’est alors que la minorité fait appel aux réunions populaires. La voix de ses orateurs, grossie de toutes les rumeurs de la multitude et de toutes les tempêtes du forum, est ainsi bien plus à même de secouer l’indifférence ou de déconcerter la résolution de ceux qui s’opposent à un changement dans les lois du pays. Cette pression de l’opinion publique sur les délibérations de la chambre des communes n’est point un fait nouveau en Angleterre. Lors du bill pour l’émancipation des catholiques, lors du reform bill en 1832, lors du law corn repeal bill en 1846, c’est l’agitation de la rue, le ton menaçant des meetings, qui ont en grande partie déterminé la conduite des législateurs. Dernièrement encore, le parti conservateur avait en quelque sorte provoqué la levée de boucliers qui a si vivement ému la nation anglaise. « Si les ouvriers, disait-on, réclament vraiment la franchise électorale, qu’ils se montrent ! où sont-ils ? » Dans un pays où la volonté du peuple est bien la source de tous les pouvoirs de l’état, ce langage était après tout un hommage rendu à la légitimité des vœux appuyés par le grand nombre des citoyens. Toutes les conquêtes ne s’obtiennent chez nos voisins que par la lutte, et la liberté ne couronne comme ailleurs que ceux qui ont le courage de la mériter. Self help, « aide-toi, le ciel t’aidera, » tel est en politique comme en affaires la devise des Anglais. Qui ne serait d’ailleurs frappé de l’aisance avec laquelle s’est accomplie une grande mesure que M, Bright déclare lui-même être toute une révolution ? Le reform bill de 1832 avait déplacé la base du gouvernement anglais en transférant la force électorale de l’aristocratie à la classe moyenne ; celui de 1867 doit avec le temps accroître de beaucoup l’influence des classes ouvrières. Heureux le pays qui, grâce au jeu élastique des institutions, à la sagesse des conseillers de la couronne et à la fermeté des législateurs, peut faire des révolutions à aussi bon marché et sans verser une goutte de sang !


ALPHONSE ESQUIROS.