Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

majorités qui s’ignorent elles-mêmes ; pour les atteindre, il faut agiter toute la masse : aussi les Anglais, quoique très sobres en général de signes extérieurs, n’ont-ils rien négligé pour donner à leurs élections un caractère théâtral. Les cabs, les chevaux ornés de rubans, les maisons couvertes d’affiches, tout prend dès le lever du soleil une couleur politique. Il est d’usage que les deux partis fassent amener en voiture les votans au lieu de l’élection. C’est une grande dépense, surtout dans les campagnes ; mais la loi de 1832 n’a point considéré le transport gratuit des électeurs comme un fait de corruption à la charge de celui qui paie. On me citait dernièrement un district de Londres où les ouvriers possédant la franchise électorale (electoral franchise), quoique fort enthousiastes du candidat qu’ils s’étaient choisi et votant pour lui avec un parfait désintéressement, avaient néanmoins réclamé très haut le privilège d’être voitures à ses frais. Qu’on se figure alors le nombre de véhicules brûlant ce jour-là le pavé des grandes villes. Le cabman (conducteur de fiacre), revêtu des livrées d’un des deux partis, excitant ses chevaux, prend ainsi part à la lutte et se donne quelquefois l’importance de la mouche du coche. Les grands spectacles se composent souvent de petites choses : je me souviens, par exemple, d’avoir vu à Woolwich une pauvre femme qui se figurait sans doute avancer beaucoup le succès de la cause libérale en agitant à sa fenêtre un ruban bleu au bout d’un bâton. Au-dessus de mille détails puérils plane du moins l’âme d’un peuple libre ; quel mouvement, quelle vie, et comme on sent bien dans l’air le concours de la volonté nationale !… Que se passe-t-il cependant autour des hustings ?

Des clercs qui occupent l’intérieur de la maison de bois, et qui ont été nommés pour la circonstance par le returning-officer, agissent en quelque sorte comme ses députés. Devant eux se présentent, l’un après l’autre, les électeurs durant tout le cours de la journée : chacun déclare alors à haute voix le nom du candidat pour lequel il entend voter, et son suffrage est aussitôt enregistré sur un livre qu’on appelle poll-book. Comme sur les bancs de la baraque exposée à tous les regards siègent en deux groupes séparés des libéraux et des conservateurs, les uns ou les autres remercient l’électeur de l’appui qu’il vient apporter à la cause (thank you) ; mais c’est surtout dans la foule qu’éclatent les cris d’enthousiasme ou les murmures. L’intérêt grandit de moment en moment, et le cercle plus ou moins épais de curieux qui se pressent autour des hustings suit avec des émotions diverses les péripéties de la lutte. Aussi quels formidables hourras à chaque fois qu’arrive une voiture, surtout quand c’est une calèche chargée d’électeurs dont on