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la dépendance de quelques familles opulentes et maîtresses du sol. On s’imagine en France que cet état de choses tient à l’essence même des institutions anglaises et au mode d’hérédité qu’elles consacrent ; mais ne serait-ce point une erreur ? Le droit d’aînesse s’appuie beaucoup moins chez nos voisins sur la loi que sur la volonté des classes riches. Il existe bien, je l’avoue, une disposition légale qui confère à l’aîné de la famille le domaine du père après sa mort ; mais cette jurisprudence, d’origine normande, introduite dans la Grande-Bretagne par Guillaume le Conquérant, tout le monde peut l’éluder dans la pratique. Je ne parlerai point des majorats, qui forment après tout une exception ; toujours est-il que dans les cas ordinaires chacun se trouve libre de distribuer son bien comme il l’entend entre ses enfans, sans distinction d’âge ni de sexe ; il lui suffit pour cela de faire un testament. Moyennant quelques lignes d’écriture, le premier venu est ainsi à même de déjouer la loi sur laquelle repose, comme sur une base antique, le colossal édifice de la hiérarchie anglaise. Il est rare, j’en conviens, que les gros propriétaires aient recours à un tel acte privé pour diviser leur avoir, mais enfin ils le peuvent, et que parle-t-on alors des institutions ? Ce sont les mœurs, les coutumes et la politique des classes dominantes qu’il faut mettre en cause, si l’on blâme l’usage du droit de primogéniture. Il serait d’ailleurs absurde de croire que cette influence de la fortune se porte dans les élections tout entière du même côté. C’est bien au sein de la propriété foncière et dans les moyens d’action dont elle dispose que le Carlton club[1] cherche surtout à recruter ses forces ; mais on rencontre çà et là en Angleterre des libéraux tout aussi riches que les plus riches conservateurs. Les uns et les autres convoquent le ban et l’arrière-ban de leurs fermiers, donnent partout le mot d’ordre et usent largement des moyens de brigue tolérés par la loi.

Arrive enfin le grand jour des élections (nomination day). Une plate-forme construite en bois et recouverte d’une espèce de toiture s’élève dans toutes les villes du royaume et même dans plusieurs endroits de chaque importante cité. C’est ce qu’on appelle les hustings[2]. Jamais plus humbles tréteaux n’ont servi de marchepied à des fonctions plus hautes. Le magistrat dont nous avons parlé, returning-officer, s’engage devant tous et par serment à remplir en

  1. Club des tories et l’un des grands centres d’où ils surveillent les opérations de la lutte. Une direction en sens inverse part du Reform club ; le quartier-général des libéraux.
  2. Ce mot qui s’écrivait autrefois hus-thing fut introduit en Angleterre par les hommes du nord dans le langage desquels hus signifiait maison (house) et thing une assemblée judiciaire ou délibérante.