Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non, reprit-elle vivement, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et voilà un méchant propos. Pour vous punir, j’ai bien envie de vous condamner à jouer au loto avec moi. Comme cela me rajeunirait ! Faites mieux, proposez à ma mère une partie d’écarté ; elle vous en sera fort obligée.

Didier ne put s’empêcher de trouver qu’on abusait de sa complaisance. Lucile fit apporter des cartes, il les mêla d’un air morne, et la partie commença. Tout en jouant, il crut s’apercevoir que sa cousine l’observait curieusement ; à plusieurs reprises, il rencontra son regard attaché sur lui. Tout à coup une idée lui sauta, pour ainsi dire, à l’esprit, et le choc fut si rude qu’il en éprouva une sorte de saisissement. Son front se rembrunit, il ne pensa plus à son jeu, fit école sur école, ce qui mit Mme Bréhanne en colère et Lucile en gaieté. Ayant perdu partie, revanche et le tout, il prit sa canne et son chapeau et se hâta de se retirer.

V.

Pendant plusieurs jours, Didier ne put penser qu’à une chose. Comme par l’effet d’une inspiration subite, il s’était mis dans la tête, en jouant à l’écarté, que son père avait conçu le projet de lui faire épouser sa cousine, et qu’en mourant il avait prié M. Patru de travailler sous main à ce mariage. — « Mon père, se disait-il, désirait fort me caser, c’était son mot ; il lui tardait que j’eusse un état de services. Peut-être, pendant mon absence, avait-il eu vent du prochain retour de Mme d’Azado ; peut-être même se sont-ils écrit et lui a-t-il fait part de son désir. » En toute chose, il allait droit au fait ; to go ahead était sa devise. « M. Patru est chargé de négocier les préliminaires ; quand la poire sera mûre, il rompra son mystérieux silence, et m’entreprendra sérieusement. » Et Didier s’indignait déjà de ce noir complot ourdi contre sa liberté ; il ressentait pour le mariage une aversion profonde.

« Que mon père, se disait-il encore, m’eût recommandé à son lit de mort quelque affaire où son honneur serait engagé ou quelqu’un des intérêts qui lui furent chers en ce monde, sa dernière volonté me serait sacrée ; mais il ne s’agit en tout ceci que de mon propre bonheur, dont je suis le meilleur juge. » Il était déterminé à faire une belle défense. Un corsaire avait pris chasse sur lui, il se disposait à mettre toutes voiles dehors pour lui échapper.

Il essaya de faire parler M. Patru, qui fut impénétrable ; mais un jour Didier le rencontra sortant de la villa des Trois-Platanes. Le notaire prétendit qu’il était venu conférer avec Mme d’Azado de quelques petites difficultés qu’elle essuyait de la part de ses fer-