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PROSPER RANDOCE.

— Et à cheval ?

Lucile fit signe qu’oui, et, lui jetant un dernier regard, elle s’éloigna.

— Les habitans de ce pays sont singulièrement chiches de leurs paroles ! murmura Carminette entre ses dents. Puis le cocher toucha, et la voiture se remit à rouler.

— J’ai donc vu ma rivale, pensait M me d’Azado en remontant l’avenue. Peut-être la fait-il venir pour nous comparer à son aise l’une à l’autre. Du haut de son tribunal, ce grand juge pèsera impartialement nos mérites, le fort et le faible de chacune de nous. Il est bon d’examiner avant de choisir, et le sage ne fait rien que de sang-froid.

Il lui sembla que son cœur se redressait dans sa poitrine. Elle se sentit plus calme ; il lui tardait de revoir Didier, ou plutôt de le voir, car il lui semblait qu’elle ne l’avait jamais vu.

Sa curiosité fut bientôt satisfaite. À quelques heures de là, il se présenta devant elle. Il arrivait tout courant d’Avignon ; il avait quitté sa voiture au bas de l’avenue et venait chercher la réponse qui devait décider de son sort. L’instant d’avant, Mme d’Azado se croyait sûre de sa volonté, sûre de sa colère ; mais au premier regard qu’elle jeta sur Didier elle sentit son cœur lui échapper. L’homme qui, debout devant elle, attendait qu’elle lui parlât, n’était pas l’inconnu à qui son indignation avait préparé un accueil digne de ses forfaits. C’était le Didier qu’elle connaissait, qu’elle avait mille fois maudit, et que, tout en le maudissant, elle n’avait pu s’empêcher d’aimer. Oui, c’était bien lui… Elle se demanda si depuis huit jours elle ne faisait pas un mauvais rêve.

Didier s’aperçut de son trouble, et il en augura mal. — J’aime à croire que vous n’avez pas oublié la question que je vous lis en partant, lui dit-il d’une voix émue. Je viens chercher votre réponse ; le bonheur de toute ma vie en dépend.

— Oh ! mon cousin, lui dit-elle avec un sourire forcé, voilà une phrase bien vieille, bien rebattue, et qu’autrefois vous auriez rougi de prononcer. Vous n’aimiez pas les grands mots, vous les laissiez au commun des martyrs… Je crains que le séjour d’Avignon ne vous ait gâté l’esprit. Je vous avais donné huit jours pour réfléchir ; j’espérais que vous les emploieriez à vous raviser.

Il la regarda d’un air d’étonnement. — Je n’ai pas réfléchi, dit-il. Je n’ai que trop réfléchi dans ma vie. J’ai découvert depuis quelque temps que ce qu’il y a de plus simple est d’aimer, que cela simplifie tout.

— Ainsi le bonheur de toute votre vie dépendra de ce que je vais vous dire. Vous me faites trembler. Vraiment vous le prenez sur