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son bien à cor et à cri. Pendant qu’il protestait, Mme Bréhanne avait satisfait sa curiosité, et partant d’un éclat de rire : — Voilà qui est singulier, dit-elle à sa fille. Si vous persistez, ma chère, à défendre envers et contre tous l’innocence de votre cousin, vous êtes condamnée à vous boucher non-seulement les oreilles, mais les yeux. À ces mots, elle lui présenta le portrait, que M me d’Azado repoussa de la main.

— Ne voyez-vous pas que je plaisante ? reprit Mme Bréhanne. M. Randoce a écrit sur le revers de cette carte un quatrain qui est charmant, et par politesse vous ne pouvez vous dispenser de le lire. Lucile prit la carte, lut d’un coup d’œil le prétendu quatrain et porta brusquement la main sur son cœur. Le coup avait porté. Se tournant vers Randoce, elle lui lança un regard de mépris et sortit sans prononcer un mot.

Prosper avait peine à dissimuler sa joie ; ses yeux pétillaient :

— Qu’avons-nous fait ? dit-il à Mme Bréhanne. Mme d’Azado aime son cousin.

— Je m’en doutais, répondit-elle, et maintenant j’en suis sûre. Voilà donc cette attache mystérieuse qui retenait ma fille à Nyons, où elle s’ennuie autant que moi. Je ne suis pas fâché d’avoir brouillé les affaires. Je puis espérer désormais de la remmener à Lima.

— Vous tenez donc beaucoup à votre fameux Lima ? lui dit Prosper.

— Le Pérou, s’écria-t-elle, le Pérou ! On ne vit qu’au Pérou. Il la fit causer du Pérou. Elle en parlait éloquemment, on parle toujours bien de ce qu’on aime. La peinture qu’elle lui fit de Lima et de ses habitans était chaude de couleur et le rendit pensif. À peine fut-il de retour au Guard, qu’il chercha dans la bibliothèque de son frère tous les livres de géographie et de voyages où il était question du Pérou. Il les mit en pile, les descendit au salon, se mit à les feuilleter l’un après l’autre. Il se plongea dans cette étude avec l’ardeur fiévreuse qu’il portait en toutes choses, sa tête se monta ; tout fut oublié, et son frère, et Carminette, et ses colères, et ses jalousies, et la vilaine petite action qu’il venait de commettre. Il ne pensait qu’au Pérou, rien n’existait que le Pérou. Pendant toute la soirée, il rêva de Lima, de ses larges rues et de ses maisons basses, des mines du Potose, d’ébéniers, de cotonniers, d’ananas, d’alpagas, de vigognes, de bois de fer et de sang-dragon. Il se disait que, si le chantre d’Atala avait découvert une poésie nouvelle sur les rives du Mississipi, aucun poète n’avait encore exploité les Andes péruviennes ; cette conquête magnifique lui était réservée ; il ne pouvait manquer de récolter sur les pentes du Sorata des moissons d’idées et d’images tropicales et d’en rapporter une palette ensoleillée, dont il répandrait à pleine brosse