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PROSPER RANDOCE.

à sa gauche, une assemblée attentive et frémissante. Par intervalles un murmure d’admiration parcourait cette foule, on battait des mains, des visages radieux se tournaient vers lui ; — il se surprit à saluer à la ronde de la tête et du geste, avec un sourire où se révélaient à la fois la majesté de l’amphitryon et la modestie confite d’un auteur acclamé qui voudrait bien se dérober à son triomphe. Un gros rat, qui lui grimpa sans façon le long des jambes, le réveilla en sursaut. — Je suis plus fou que Perrette, pensa-t-il. Où est mon pot au lait ? — Il déchargea sa mauvaise humeur sur l’innocente Marion, qui venait le chercher pour dîner, et à laquelle il intima coup sur coup cinq ou six ordres impérieux. Il détestait la brave femme pour le culte dévot qu’elle rendait au nom de Peyroîs ; elle était à ses yeux le suppôt de Didier, son âme damnée, et, de même que M. Patru, une incarnation du code civil. Marion lui rendait bien la pareille, elle lui trouvait l’air d’un mauvais coucheur, s’indignait de ses propos cavaliers, de l’insolence de ses manières et ne pouvait assez s’étonner « que monsieur fût lié d’amitié avec cet homme. » Il y avait du mystère là-dessous, pensait-elle. — Ce pique-assiette, disait-elle à Baptiste, a quelque chose au fond des yeux qui me fait peur.

Après son dîner, Randoce se fit apporter le journal. Ce qui attira d’abord son regard fut une réclame qui annonçait à l’univers attentif que la première livraison du Censeur catholique était en vente. Suivait une citation que Prosper trouva pitoyable et qui lui fit hausser les épaules. — À quel misérable gratte-papier, s’écria-t-il, M. Lermine a-t-donné ma succession ? Quel style ! c’est de la grisaille, du camaïeu… C’est égal, j’ai manqué là une superbe affaire. Et cette pauvre Thérèse, qu’est-elle devenue ? Elle a vidé la coupe des humiliations. Le bonhomme sait se conduire ; il lui a fait payer cher son pardon. Crainte du scandale, la pauvre femme a dû se remettre sous la tutelle de cet imbécile, qui la mangera jusqu’à l’âme sans qu’elle ose se plaindre. La voilà bien récompensée de son beau coup de tête !

Pour se tirer de ses réflexions mélancoliques, il rouvrit le journal. Une autre nouvelle, plus intéressante encore que la première, changea la couleur de ses idées : on annonçait à l’univers de plus en plus attentif que Mlle Carminette venait d’entrer en vacances, et qu’elle était sur le point de partir pour Marseille, où elle avait conclu un marché d’or avec l’entrepreneur d’un café chantant. Cette nouvelle fit à Randoce une vive impression. — Dans peu de jours, pensa-t-il, elle passera tout près d’ici. — Il réfléchit quelques instans, puis il prit la plume, et il écrivit à son infidèle une supplique de six pages : il lui demandait à deux genoux qu’en se rendant à Marseille elle daignât faire un détour de quelques lieues et