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PROSPER RANDOCE.

— Vous êtes une vraie statue, poursuivit Mme Bréhanne en s’échauffant. Est-ce donc vivre que ne rien désirer, ne rien regretter, ne rien espérer, ne rien aimer ? Lima ou Nyons, cela vous est bien égal. Respirer, voilà votre grande occupation, et, grâce à Dieu, il y a de l’air partout… Savez-vous ce que je déteste, moi, dans votre exécrable Nyons ? C’est qu’il ne s’y passe rien ; on n’y a jamais su ce que c’est qu’un lendemain. Vos fontaines sont charmantes ; mais pendant vingt ans nous pourrions chaque soir arpenter cette terrasse sans y rencontrer un visage inconnu, et j’userais mon pied à frapper la terre qu’il n’en sortirait rien qui ressemblât de loin ou de près à un événement.

Mme Bréhanne avait à peine prononcé ces mots qu’elle tressaillit et laissa échapper un petit cri. Elle venait d’apercevoir une ombre que la lune projetait sur le devant d’un massif et qui ressemblait fort à une silhouette humaine.

— Qu’avezvous donc ? demanda Lucile à sa mère, qui tremblait comme la feuille. Mme Bréhanne lui montra du doigt sur le gravier cette ombre menaçante, laquelle se terminait par une tête chevelue coiffée d’un chapeau à larges ailes.

— Vous demandiez un événement, dit Mme d’Azado ; vous voilà servie selon vos goûts.

Ce disant, elle s’avança d’un pas résolu vers le massif. Un homme en sortit, qui n’était autre que Prosper Randoce. Il s’approcha d’elle, et, l’ayant saluée respectueusement, il s’excusa de son indiscrétion. — Je ne suis, dit-il, ni un voleur ni même un maraudeur, je suis un pauvre diable de poète qui s’est épris d’une belle passion pour ce jardin et qui a voulu le revoir au clair de la lune. J’ignorais votre retour, madame, et je pensais ne déranger personne. Les poètes ne possèdent rien, mais le monde entier leur a été donné en jouissance. Je n’ai dérobé ni une fleur ni un fruit. M’excuserez-vous si je me contente d’emporter cette terrasse dans mes yeux ? Mme Bréhanne se rassura tout à fait quand il ajouta : — Je suis l’hôte et l’intime ami d’un de vos parens, madame. C’est M. de Peyrols qui m’a conduit ici l’autre jour. À lui la faute si j’ai conçu une passion criminelle pour vos platanes.

La frayeur de Mme Bréhanne avait fait place à une douce émotion qui lui chatouillait agréablement le cœur. Cette rencontre inattendue, ce clair de lune, ce jeune homme qui avait la tournure d’un héros de roman et qui sortait de terre comme par un coup de baguette, il y avait du merveilleux là dedans, c’était presque une aventure. Elle regardait Prosper avec attention. — Savez-vous, ma chère, dit-elle à sa fille, que monsieur ressemble à feu votre oncle de Peyrols, autant du moins qu’un poète peut ressembler à un homme d’affaires ?