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REVUE DES DEUX MONDES.

— De rien. C’est justement ce que j’admire. Vous êtes ravie d’être ici, vous avez revu vos plates-bandes. Vous voilà contente.

— Il ne tiendrait qu’à vous que je le fusse davantage. Que vous a donc fait cette pauvre maison ? Où respire-t-on un plus excellent air qu’ici ?

— Ah ! s’il ne s’agit que de respirer, nous sommes heureuses, très heureuses nous sommes.

— Je ne dis pas, reprit Mme d’Azado, que la vie soit d’une gaîté folle ; mais je ne désire ni ne regrette rien. À quoi bon changer de place ? Partout le monde a le même visage.

— Fort bien. Le mal est qu’ici l’on ne vit pas du tout… Au reste ne vous mettez pas en peine de me consoler. Désormais je n’envierai plus vos plaisirs, j’aurai les miens. Pendant que vous contemplerez vos cactus, je regarderai mes malles. J’ai défendu qu’on les défît.

Après un silence, Mme Bréhanne reprit : — Est-il bien possible qu’une femme telle que moi ait mis au monde une femme telle que vous ?

— Je m’en étonne aussi, répondit Mme d’Azado en souriant. Est-il possible qu’une telle prose soit née d’une telle poésie ?

— C’est bien cela, ma chère. Vous ne nierez pas que vous n’ayez l’esprit de femme le plus positif qu’on ait jamais imaginé. Le calcul est votre fort. Vous n’aviez pas mis toutes vos dents que vous possédiez votre livret sur le bout du doigt. Quand on vous apprit que deux et deux font quatre, cela vous fit plaisir, et ce fut, je crois, la plus vive émotion de votre enfance. Cependant vous avez fait un jour une folie, une erreur de calcul ; on n’a pas toujours son livret dans la tête, et quand la vanité s’en mêle, les idées s’embrouillent et deux fois deux font cinq. Un jour vous avez voulu à toute force épouser un vieillard qui n’avait pas le sou, — parce que ce vieillard était marquis.

Mme d’Azado releva la tête et regarda fixement sa mère : — Êtes-vous bien sûre, lui dit-elle, que ce fût là ma raison ?

— C’est la seule que j’aie pu découvrir, mais ne vous fâchez pas. Vous ne vous êtes trompée qu’une fois ; une fois n’est pas coutume. Personne n’entend comme vous la tenue des livres en partie double ; le doit, l’avoir, il n’est pas à craindre que vous embrouilliez jamais ces deux articles. Je vous répète que vous êtes une femme étonnante. Le ciel et les étoiles tomberaient que cela ne changerait rien au tic-tac de ce mouvement d’horloge que vous appelez votre cœur. Avez-vous jamais rêvé les yeux ouverts ? avez-vous jamais soupiré sans savoir pourquoi ? savez-vous ce que c’est que l’idéal ?

vous est-il jamais arrivé de chercher quelque chose ?…

— Ou quelqu’un ? interrompit Lucile.