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PROSPER RANDOCE.

buter, s’il n’emportait la place d’emblée, les longueurs d’un siége épouvantaient sa vivacité paresseuse. Il ne valait que par le premier jet ; il ignorait l’art de travailler difficilement ; effacer, corriger, retoucher, cette patience lui manquait. Il lut et relut la scène qu’il s’était décidé à refaire ; il en biffa quelques passages et se trouva fort empêché à les remplacer. Il crut s’en mieux tirer en effaçant tout ; sa verve était à sec, il ne lui vint à l’esprit que des lambeaux de vers et de pensées. Il s’impatienta, la nausée le prit, il chiffonna son papier, le jeta dans un coin.

Ce matin-là, Didier était sorti pour affaires ; il ne devait rentrer que le soir. Prosper était condamné à passer tout le jour en tête-à-tête avec sa mauvaise humeur. Le levain était bon, la pâte fermenta avec une merveilleuse facilité. — « Il est muet comme un poisson, se dit-il tout à coup. Quelles sont ses intentions ? que veut-il faire pour moi ? qu’attend-il à s’en expliquer ?..". » Et promenant ses regards autour de lui : « Cette maison est une geôle ; ces murailles suent l’ennui, » et il rêva de la rue de Tournon et de Carminette.

Il sortit. Plongé dans ses sombres réflexions, il gravit la montagne jusqu’à mi-côte. Arrivé sur une plate-forme découverte, il se retourna, ses yeux embrassèrent tout le plateau du Guard, les fermes éparses dans la verdure, les champs de blé, les bois d’oliviers, les vignes, et, pareil à un honnête bailli entouré de ses vassaux en atours qui célèbrent sa fête, le château, dont les girouettes étincelaient au soleil. Non, le château du Guard n’avait point l’apparence d’une geôle, il avait l’aspect d’une grande et bonne maison très comfortable et très cossue. Ce paysage, où tout respirait la richesse et l’abondance, fit à Prosper la plus vive impression. Il s’assit par terre, le dos contre une souche de hêtre, et mit son menton dans sa main. L’œil fixé sur les deux girouettes en feu, il revit en imagination la sombre arrière-boutique où avait végété son enfance ; il entendit certaine antienne que marmottait sa mère en écurant sa vaisselle avec du sablon, et la voix rauque de Pochon qui criait : a Clampin, mange ta tartine ; faut-il des ortolans à monsieur ? » Il lui ressouvint tout à la fois de rudes corrections qu’il avait subies, de certains ragoûts qui sentaient le relent, de certain habit vert qu’on lui avait taillé dans un vieux rideau et avec lequel il n’osait sortir, crainte des quolibets ; il lui souvint aussi de combats de chats dans les gouttières et des champignons qui s’amassaient à sa chandelle, quand la nuit, soufflant sur ses doigts, il lisait Piacine en cachette. Combien dans cette vie de boutique tout était triste, mesquin, étriqué, propre à serrer le cœur, à mortifier les sens, à étrangler le génie ! Toutes les privations, toutes les détresses de son adolescence comparurent, défilèrent devant lui, et son cœur se