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PROSPER RANDOCE.

XXIII.

Durant une quinzaine au moins, Randoce fut d’un commerce charmant et d’une charmante humeur. Il ruminait et savourait agréablement la découverte inattendue qu’il venait de faire. Il avait oublié le passé, l’avenir s’offrait à lui sous les meilleurs auspices. Il avait un frère, un frère riche, qu’il connaissait pour un homme de facile composition, et ce frère avait daigné l’avouer pour frère ; c’était une reconnaissance portant promesse. Au moment où sa barque démâtée s’engravàit dans un bas-fond, un coup de vent l’avait poussée dans la passe, et il goûtait les délices du port.

Ajoutez qu’il avait éprouvé un sensible plaisir à découvrir que Prosper Randoce était de bonne maison, de bon lignage ; il s’épanouissait dans sa gentilhommerie. Il avait toujours déplu à cet aigle d’être né dans un poulailler. D’où lui venaient ses appétits de gloire, ses habitudes de haut vol, son amitié pour l’empyrée ? Que Randoce fût l’ouvrage d’un Pochon, ce mystère passait la portée de l’esprit humain. Désormais tout s’expliquait ; il sentait couler dans ses veines un noble sang, et, s’il est possible, il s’en aimait davantage. Bref il appréciait vivement tous les priviléges de sa nouvelle situation ; mais il n’était pas impatient de les mettre à profit, il reprenait haleine, il contemplait son bonheur. Nul doute que son frère n’eût à son égard les meilleures, les plus libérales intentions. Prosper voulait le laisser venir. Les hommes d’imagination ne sont pas pressés, ils jouissent trop de leurs espérances pour exiger qu’on les paie comptant.

Le bonheur le mettant en verve, il se levait avec le jour et travaillait comme un beau diable. Après déjeuner, il faisait avec Didier de longues promenades sous le plus beau ciel et à travers les plus beaux vergers du monde. Chemin faisant, il lui narrait toute l’histoire de sa vie, ses souvenirs d’enfance, Bordeaux, Angoulême, Paris, le mystérieux éveil de son démon poétique, les sévérités de Pochon, qui n’entendait pas que son fils fût infidèle à l’épicerie et se repût de viandes creuses et de fumées, ses lectures hâtives et clandestines faites à la dérobée dans le demi-jour d’une arrière-boutique, ses entretiens nocturnes avec Racine et Shakspeare, ses rêveries, ses exaltations, les combats héroïques de la vocation contre la cassonade, et comment, à force de patience, d’opiniâtreté et de ruse, le rejeton putatif d’un petit bourgeois très épais était devenu poète, homme de génie, le rénovateur du grand art, l’apôtre du style, l’espérance du théâtre. Didier écoutait d’une oreille indulgente ces interminables litanies et disait amen atout. Seulement