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étaient à la mode en littérature. Aujourd’hui ce n’est plus cela ; dans les romans, on ne voit plus que gens qui s’ingénient et s’évertuent, et nos modernes héros de théâtre finissent tous au dénoûment par établir une petite usine. Le romantisme est mort ; les Yankees sont nos modèles, et nous sommes en train de fonder une société où les hommes seront tous de bonnes petites machines bien montées, bien outillées, inusables et fonctionnant au doigt et à l’œil. Désormais, pour louer quelqu’un, on dira : Voilà un gaillard de soixante, de cent chevaux. L’homme-piston, voilà l’avenir ! Et c’est le moment que vous choisissez pour rêver au bord des torrens ! Votre père comprenait mieux son temps que vous. Il aurait pu se croiser les bras et vivre en hidalgo dans son castel ; il a passé sa vie à travailler et à faire travailler ses écus, et vraiment cela ne lui a pas trop mal réussi.

— Vous avez raison, repartit Didier, et je vois bien que je dois renoncer à être jamais un héros de roman, car je me sens incapable de fonder la plus petite usine.

— Que sait-on ? Le plus sûr moyen de ne pas guérir de son mal, c’est de l’aimer. Vous devriez suivre un régime. Et par exemple, si vous vouliez suivre mes ordonnances, je commencerais par vous interdire les promenades solitaires, les bois de pins et surtout les torrens. Regardez celui-ci. Quel air minable ! Un moucheron ne trouverait pas à s’y désaltérer. C’est que ce torrent ne s’alimente que des pluies du ciel ; il dépend des vents, des nuages ; le voilà condamné à crier la soif jusqu’aux premières averses de l’automne. Or, en venant ici, j’ai enjambé un ruisseau dont vous entendez le murmure et qui toute l’année coule à pleins bords entre ses deux margelles fleuries. Que lui importe qu’il pleuve ou non, que le vent souffle du nord ou du midi ? Il a ses réservoirs dont il est sûr, il jaillit d’une source cachée quelque part sous un rocher et qui ne tarit jamais. Ceci vous prouve…

— Que vous êtes un admirable prédicateur, interrompit Didier, que vous avez un talent de premier ordre pour la parabole, et que les sérieux travaux d’un praticien ne sont point inconciliables avec la poésie.

— Je suis vraiment bien bon de raisonner avec vous, reprit M. Patru. J’en suis pour mes frais d’éloquence. A-t-on jamais rien gagné par le discours sur une tête comme la vôtre ? Je laisse la parole aux événemens ; ils font des miracles quand il leur plaît, et il pourrait vous arriver telle chose…

— Je suis de ces gens auxquels il n’arrive rien, interrompit encore Didier. Vous aimez les allégories. Regardez comme ces roseaux sont verts. Tout à l’heure je faisais réflexion qu’ils ont le bonheur