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ajouta : Quand donc vous déferez-vous de ce que j’appelle vos grosseurs bourgeoises ? Tout vous étonne, tout vous scandalise. Mon oiseau tacheté de blanc vous est resté sur le cœur. Vous traitez cela d’ornemens postiches. Shakspeare aperçut un jour un nid d’hirondelles au-dessus de la voussure d’une porte cochère, et il se dit aussitôt : Je pendrai ce nid à la porte du palais de Macbeth !… Voilà comme en usent les vrais poètes. Tout leur sert, ils se fournissent partout de métaphores et de catachrèses ; à proprement parler, c’est à cela que leur sert la vie. On ne saurait avoir trop de prévoyance, il entre tant d’ingrédiens dans le moindre ragoût ! Notre homme est-il à court, il s’en va vite à la provision. On raconte que Goethe passa deux heures à contempler un joli petit caillou blanc. M’est avis qu’il se demandait dans lequel de ses poèmes il pourrait placer ce caillou finement taillé et serti d’or. Ce sont nos placemens, à nous autres, qui valent bien ceux des agens de change. Le sujet, dites-vous, tirez tout de votre sujet... Le sujet, morbleu ! c’est le poisson ; mais à quelle sauce le mettrat-on ? C’est là que se révèle le génie. Donnons ordre aux sauces, mon cher, et vive Margot !

Il déjeuna de grand appétit, vidant tout à la fois son assiette et son sac à paroles, après quoi le sommeil le prit soudain au beau milieu d’une phrase, dont une moitié lui resta au gosier ; il ferma les yeux, poussa un profond soupir et s’endormit.

Didier sonna Baptiste et donna l’ordre qu’on envoyât chercher à l’hôtel les malles de Prosper. Vers six heures, il retourna auprès de lui et le trouva debout ; mais ce n’était plus le même homme. Il avait un nuage sur le front, le sourcil hautain, l’air déluré d’un talon rouge, et dans toute sa personne je ne sais quoi de cassant et de craquant.

— Pourquoi ces malles sont-elles ici ? dit-il d’un ton superbe, et moi-même qu’y suis-je venu faire ? Je n’avais plus ma tête à moi ; mes nuits blanches m’avaient abruti. Quelques heures de sommeil m’ont éclairci les idées, mes souvenirs se sont débrouillés... V pensez-vous ? Il y a entre vous et moi une inimitié mortelle, une double injure qui n’a pas été lavée. Il se peut que vous preniez votre parti de ces choses-là, j’ai la digestion moins facile. Nous avons un compte à régler ; mais ce. n’est pas ici l’endroit. Adieu, nous nous reverrons ailleurs.

— Permettez, repartit Didier en le retenant. Voici ce que je vous propose : supprimons le passé, recommençons la partie. Je voulais être votre ami, cela ne m’a pas réussi, essayons d’autre chose. Je n’ai qu’un mot à dire, et l’homme qui vous parle sera pour vous un visage tout nouveau. C’est aujourd’hui même que vous l’aurez vu pour la première fois.