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prend dans ses mains des feuilles de lavande, les respire. (La lavande a des rameaux grêles, des feuilles lancéolées ; épi terminal, muni de bractées aiguës.) Un ermite sort de la chapelle. Dialogue à tirades, rimes riches, style truculent, carré, faisant contraste avec le style irisé, chatoyant, moiré, satiné, de la scène de boudoir qui précède. L’ermite est un radoteur, une façon de Lermine, un esprit à cheval sur des coquecigrues. Tableau ironique de la vie humaine ; de l’ironie, beaucoup d’ironie et encore plus de carrure. Bref, l’ermite entreprend de consoler le fils de Faust, et celui-ci l’empoisonne de ses doutes ; le médecin gagne le mal de son malade, qui s’en porte mieux. Scène très byronienne… Conclusion : le fils de Faust ne se tue pas. »

Je m’en doutais, pensa Didier en pliant en quatre le feuillet et le serrant dans sa poche. Il était pleinement rassuré ; Randoce n’était allé chercher sur le Devès que le rêve du suicide. Il y avait trouvé par surcroît des nuages gris de perle et un gros oiseau tacheté de blanc ; c’était jouer de bonheur.

Didier se remit en chemin. À chaque détour du sentier, il s’attendait à voir paraître son frère, et le cœur lui battait avec force. Il craignait qu’en l’apercevant sa colère ne se réveillât ; il n’avait pas eu le temps de se préparer à cette rencontre. Quelle conduite devait-il tenir ? Il consultait sa raison, et sa raison se taisait ; l’événement le prenait au dépourvu. Pour se calmer, il se répétait à lui-même ses maximes favorites. « Il est aussi absurde de se fâcher contre les hommes que contre les choses. Les choses nous résistent, nous gênent et nous oppriment, elles ne sauraient nous offenser ; elles ne nous voient pas. Les volontés humaines sont des forces de la nature, brutales et aveugles. Il faut lutter contre elles sans passion, comme on lutte avec l’eau et avec le feu. — Il est utile de croire à sa propre liberté, il est plus utile encore de ne pas croire à celle d’autrui ; notre paix intérieure est à ce prix. Sans doute Prosper est coupable ; mais combien n’est-il pas de coupables que l’opinion ménage, de souillures que le monde respecte, d’infamies à qui la fortune sourit ! Ne condamnons personne, la justice n’est pas de ce monde, et c’est bien assez que le malheur se mêle de nous juger. »

Didier revint au Guard sans avoir aperçu son frère ni de près ni de loin ; il passa toute la soirée dans une extrême agitation. L’attente lui avait toujours été plus insupportable que le mal. Nul doute que Prosper ne fût à Nyons, le papier trouvé sur le Devès en faisait foi. Quels étaient ses projets ? Didier se perdait en conjectures, il raisonnait sur ce cas en mathématicien, tâchait de dégager Tinconnue du problème ; mais les données lui manquaient. Si les volontés humaines sont, comme il le pensait, des forces naturelles,