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terre défilent en une seconde sous vos yeux avec tous les milliers de misérables qu’ils renferment, et votre chagrin s’évanouit dans ce tourbillon. Bonne idée! sage philosophie! Comment se désoler d’une égratignure, lorsqu’on réfléchit qu’à chaque heure du jour et de la nuit il est quelques mandarins chinois qui subissent le sup- plice de la cangue ou quelques hauts fonctionnaires japonais qui se disposent à s’ouvrir le ventre?

— Ce n’est pas seulement cela, monsieur Patru. Observez un peu la figure que fait la France sur cette sphère. Le département de la Drôme n’est qu’un point. Et Nyons, s’il vous plaît? Nyons n’existe pas. Quand je regarde ce globe, j’ai le bonheur de n’être plus averti de mon existence.

— A merveille! mon cher garçon, dit M. Patru en gagnant la porte. Votre globe vous rend encore un autre service : il vous dis- pense de répondre aux questions que l’on vous fait. A votre aise! Sournois vous êtes né, sournois vous mourrez;... mais soignez-vous, vous avez mauvais visage. C’est le dernier conseil que je vous donne, car je fais le serment solennel qu’à partir de ce jour vous me serez aussi indifférent que le Grand-Turc.

Didier se rendit le lendemain aux Trois-Platanes. Mme d’Azado lui dit : — Nous partons, mon cousin. Vos exemples sont conta- gieux; l’envie de courir le monde nous est venue. — En parlant ainsi, elle souriait. Si M. Patru ne l’eût averti, Didier aurait peut- être été dupe de ce sourire. Il n’y a que les grands courages qui se passent de l’espérance, et c’est parmi les femmes que ce genre de courage est le plus commun.

Mme d’Azado était venue à Nyons dans le dessein d’oublier le Pérou et de recommencer la vie. Ses vœux étaient modestes; elle ne demandait que la paix. L’amour avec ses joies lui était soudai- nement apparu : illusion plus courte qu’un éclair! le mirage s’était évanoui. Que n’avait-elle du moins la paix? Elle devait dépenser son temps et ses forces dans une lutte ingrate contre des préten- tions chagrines qui de jour en jour devenaient plus intraitables. Le voyage qu’elle se proposait de faire lui causait d’avance quelque souci. Hors de chez elle, Mme Bréhanne avait l’humeur plus agréable, mais elle était de difficile garde. Les pérégrinations plaisaient à son inquiétude d’abord parce qu’elle aimait à changer de place, puis elle spéculait sur le futur contingent; elle prévoyait des rencon- tres, des aventures, s’imaginait que sur le pont d’un bateau à va- peur, ou en traversant le vestibule d’un hôtel, ou dans une gare, elle allait voir surgir tout à coup l’homme de ses rêves. Une fois en route, elle était toujours dans l’attente, guettant les occasions, tremblant de les laisser échapper. Elle avait, disait M. Patru, des