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ESSAIS ET NOTICES.

LA VITESSE DE LA VOLONTÉ.


Quand on dit rapide comme la pensée, on se figure volontiers que l’on vient d’exprimer le nec plus ultra de la vitesse, une vitesse dont rien n’approche, quelque chose d’instantané et de foudroyant. On croit, en un mot, avoir employé une hyperbole : c’est une erreur, du moins dans un certain sens. La pensée, il est vrai, nous transporte au loin sans avoir à compter avec les distances, parce qu’il n’est pas plus difficile de se représenter un objet éloigné que tout ce qui est près de nous ; à ce point de vue, il sera permis de dire que l’espace ne constitue pas un obstacle pour la pensée, qu’il ne l’entrave, qu’il ne la gêne en rien ; mais la pensée ne naît jamais instantanément sous l’influence d’une cause extérieure ; il s’écoule un temps appréciable, — un ou deux dixièmes de seconde, — avant qu’une idée s’éveille dans l’esprit à la suite d’une impression reçue par le cerveau, et que la volonté réponde à cette idée par le mouvement d’un membre. De même le courant nerveux qui transmet les sensations au cerveau et les ordres de la volonté aux extrémités du corps a besoin d’un certain temps pour faire son chemin. Les impressions qui nous viennent du dehors ne sont pas perçues à l’instant même où elles se produisent ; elles cheminent le long des nerfs avec une vitesse de 20 à 30 mètres par seconde, qui est celle du pigeon voyageur, celle de l’ouragan et celle d’une locomotive lancée à toute vapeur, mais qui est bien inférieure à la vitesse d’un boulet de canon. Ce n’est, par exemple, qu’au bout d’un demi-dixième de seconde que nous pouvons avoir conscience d’une blessure faite à l’un de nos pieds. Les messages de la volonté vont avec la même lenteur du centre à la périphérie ; les membres n’obéissent point sur-le-champ à l’idée motrice. Quand le mouvement est provoqué par une secousse reçue en un point quelconque du corps, l’excitation se propage d’abord jusqu’au cerveau ; là s’élabore une idée, la volonté se décide à envoyer un ordre, cet ordre court le long des nerfs jusqu’au membre qui doit agir, et enfin celui-ci entre en mouvement. Tout cela se fait en trois temps dont la durée est très appréciable.

Dans le corps humain, ce temps perdu est bien peu de chose : quelques centièmes de seconde ; mais prenons un grand cétacé, la baleine par exemple, où le réseau télégraphique de la volonté commande un plus vaste empire. Une embarcation l’attaque par derrière ; le harpon frappe le monstre à la queue. Alors la douleur se met en marche pour solliciter des représailles ; mais la route est longue, il lui faut parcourir une trentaine de mètres avant qu’elle arrive au quartier-général de la