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Indifférens au mode étrange de procéder, les Allemands saluèrent cette violente solution comme une éclatante revanche des traités de 1856 et de 1859. Il y avait désormais une politique allemande ; mais quel en serait le représentant ? L’Autriche, aussi ambitieuse, quoique moins habile que la Prusse, prétendait à ce rôle. Pour ne pas le laisser à sa rivale, elle avait renoncé à continuer la lutte après Solferino ; elle avait, à Francfort, tenté depuis un grand effort pour se mettre à la tête du mouvement unitaire. En 1864, elle s’était entendue avec la Prusse afin d’écarter la diète germanique comme un manteau trop usé pour couvrir désormais les deux athlètes qui se combattaient sous ses plis. Le moment était arrivé où devait s’engager patiemment le duel inévitable. De ce jour-là, du jour où les deux adversaires se prirent corps à corps, l’édifice de la confédération germanique, ébranlé sous leurs coups, tomba à terre, et la journée de Sadowa rompit définitivement l’équilibre sur lequel toutes les affaires allemandes avaient jusqu’alors été fondées. Depuis, M. de Bismark a pu donner aux Allemands ce qu’ils ambitionnaient par-dessus tout : la satisfaction de se voir comptés en Europe. Les allures hautaines de la Prusse, insupportables aux Allemands eux-mêmes lorsqu’ils ont à les subir, flattent leur orgueil lorsqu’elles s’adressent à l’étranger. Autrefois l’habitant de la Thuringe ou des principautés de Reuss se croyait humilié en présence d’un Français ou d’un Russe ; il lui semblait que ceux-ci s’élevaient au-dessus de lui de toute la grandeur de leur pays. Aujourd’hui, tout en conservant une affection vague et poétique pour sa patrie étroite[1], il est fier de porter le fardeau d’un gouvernement fédéral influent dans les conseils de l’Europe. Il se croit d’autant plus digne personnellement d’inspirer la considération, le respect et la crainte. Ceux-là mêmes qui ont le plus perdu à la formation de la nouvelle confédération partagent ce sentiment, et il adoucit pour eux les plus amers sacrifices.

L’unité de l’Allemagne peut donc être considérée comme faite ; mais l’Allemagne absorbera-t-elle la Prusse, ou la Prusse absorbera-t-elle l’Allemagne ? Telle est la grave question nettement posée aujourd’hui. Par la Prusse, il faut entendre le gouvernement prussien avec ses traditions bureaucratiques et son vieux fonds d’absolutisme, avec son armée, qui, quoique recrutée d’une manière démocratique, est entre les mains d’un corps d’officiers essentiellement aristocratique, — gouvernement actif et intelligent, mais formaliste et despotique par goût, et très disposé à se ranger sous la bannière de l’école césarienne ; car le peuple prussien, le premier de l’Europe par l’instruction, peuple actif et très industrieux, possédant au plus haut degré l’esprit d’association, ne saurait être solidaire d’un gouvernement si peu conforme à ses mœurs et à ses instincts. Quant à l’Allemagne, c’est une fédération manquée. L’esprit

  1. En allemand : Das engere Vaterland.