Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas en ce moment à se trop préoccuper de cette malveillance ; mais au premier moment de crise sérieuse elle pourra regretter d’avoir cédé en 1849 à des préoccupations toutes financières en laissant l’administration d’un pareil pays à une dynastie indigène suspecte. Le maljaradja est le vrai portier de l’Himalaya du côté du Turkestan chinois, que la Russie ne manquera pas de conquérir un jour, et celui qui peut couvrir une frontière peut aussi en livrer les clés à un envahisseur dont les progrès lui paraîtraient servir ses ressentimens. L’Angleterre pourrait donc être amenée, dans l’intérêt de sa propre sécurité, à une mesure depuis longtemps réclamée par la population cachemirienne, l’annexion pure et simple de la principauté. L’armée du maharadja, formée par un officier américain de mérite (le général Gardner), ne serait pas à craindre tant qu’elle ne serait pas soutenue par les bataillons moscovites.

Du reste, la grande force défensive de l’Angleterre dans l’Inde n’est pas dans ses ressources militaires : elle est dans l’admirable gouvernement qu’elle y a organisé, dans les bienfaits qu’il répand sur les indigènes, dans l’intérêt qu’a l’Inde à rester anglaise. Il faut voir dans les nombreux documens qui nous restent sur les deux derniers siècles quel était le sort d’un marchand ou d’un ryot hindou au temps des empereurs mogols, des Pathans ou des Mahrattes : c’est le meilleur moyen d’apprécier les progrès qu’a suscités la domination anglaise dans l’Hindoustan sous le rapport de la prospérité générale et individuelle. L’insurrection de 1857 ne signifie pas que l’Inde fût mécontente, ou désirât revenir à ses princes indigènes ; ce fut un mouvement prétorien auquel la religion servit de prétexte, et qui fut dirigé à la fois contre la domination anglaise et contre le peuple hindou. Les fauteurs de la révolte étaient des aristocrates indigènes irrités contre un régime qui imposait un frein à la spoliation systématique des classes laborieuses. La plupart des cipayes appartenaient à cette petite noblesse appauvrie par la suppression des abus, et à qui la compagnie des abus avait ouvert les rangs de son armée, carrière qui leur offrait un moyen honorable d’existence, et leur conservait quelque prestige aux yeux des indigènes. Leur premier acte, quand ils eurent rétabli l’empire mogol à Delhi en la personne du vieux Bahadur-Chah, fut de saccager les boutiques. Aussi la masse ne prit-elle aucune part au mouvement, et aujourd’hui comme alors une armée ennemie qui envahirait l’Inde ne recruterait pour auxiliaires qu’un petit nombre de fanatiques irréconciliables, la population flottante et les pillards des bazars. Le peuple hindou, timide, doux, gouvernable, subtil et intelligent, comprend parfaitement qu’il n’a aucun intérêt à changer de maîtres, et qu’aucun gouvernement ne