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premiers césars, occupait sur le Rhin et le Danube, alors que Borne avait assez d’une légion et demie pour assurer la sécurité de sa frontière, tout en contenant la Gaule encore mal domptée. La différence entre les deux situations, c’est qu’avec des moyens si restreints l’empire ne pouvait prendre une offensive qui devenait souvent nécessaire, et que, dès qu’on voulait faire une trouée dans le fond ténébreux du monde germain ou sarmate, il fallait quintupler l’effectif du pied de paix. C’est ainsi que furent préparées les victoires de Tibère, de Germanicus et de Probus. Aujourd’hui, grâce à l’énorme supériorité des troupes européennes sur les bandes mal armées et mal conduites de l’Asie, les corps d’occupation, même sur le pied de paix, peuvent aisément faire face aux nécessités imprévues de la guerre. Nous avons déjà parlé de cette loi politique qui a toute la rigueur d’une loi physique et qui oblige les états réguliers en contact avec l’Orient barbare à marcher toujours en avant et à faire de nouvelles conquêtes pour garantir la sécurité des anciennes. Cette loi est fatale et a pour unique limite la modération que les circonstances imposent au vainqueur. On a vu que l’Angleterre, suivant d’ailleurs en cela l’exemple que nous lui avons donné dans nos différends avec le Maroc, se maintient rigoureusement sur la défensive, et cette modération méritoire, mais peut-être excessive, rachète jusqu’à un certain point l’avidité annexioniste qui dirigeait, il y a quelque 30 ans et surtout au siècle dernier, les actes de la compagnie. La Russie au contraire avance toujours avec la force redoutable et irrésistible d’un élément et avec une lenteur qui semble calculée pour ne pas exciter des alarmes trop vives. Subit-elle seulement cette sorte de loi dynamique dont je viens de parler ou s’en sert-elle pour arriver à l’accomplissement de ses desseins ? Il est permis, sans la calomnier, d’accepter cette dernière conjecture et de ne pas croire cette puissance absolument passive dans la guerre. La circulaire du prince Gortchakof, qui a si inopinément réveillé l’attention endormie de l’Europe sur les affaires du Turkestan, est bien le manifeste d’un conquérant qui veut préparer les esprits à accepter comme un fait inévitable l’assujétissement prochain du Centre-Asie. Maintenant la Russie s’arrêtera-t-elle là ? La Boukharie est-elle à ses yeux le but et le terme ou une simple étape de la conquête ? Voilà en deux lignes la grande question.

Il y en a qui pensent qu’une tentative sur l’Inde est imposée à la Russie par cette force vague, mais bien comprise de tous, qu’on appelle la force des choses. Si la conquête de l’Asie centrale était, disent-ils, l’objet unique des ambitions russes en Asie, les avantages que promet cette possession ne seraient : guère en rapport avec les sacrifices qu’elle aurait coûtés. Cet argument ne serait pas