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Cette espérance si noblement exprimée ne s’est réalisée qu’à demi, ou plutôt le réveil n’a fait que préluder à une catastrophe plus douloureuse. Le comte Széchenyi a retrouvé sa raison, non pas assez pour triompher de la douleur et reprendre goût à la vie active, assez du moins pour comprendre tout ce qui se passait, pour apprécier les événemens, pour juger les hommes, pour entrevoir peut-être à de certaines heures les réparations de l’avenir, et ce pendant, après douze années d’angoisses, frappé de nouveaux coups au milieu même de ce martyre moral, le noble esprit a succombé. C’est par le suicide que Széchenyi a terminé ses jours. Ces douze années sont un fragment de l’histoire du XIXe siècle, et tous les détails qu’on vient de lire ne sont que la préface de ce funèbre épisode. Un tel sujet demande une étude spéciale. L’écrivain dont j’ai parlé au début de ce travail, M. Aurèle de Kecskeméthy, a été le confident du comte en ses dernières années, il l’a visité souvent à l’hospice de Döbling, il a recueilli ses novissima verba, il a été même enveloppé dans les persécutions dont le prisonnier a été victime ; c’est comme son testament qu’il nous apporte. Il nous aide aussi à résoudre cette question tant de fois agitée depuis le jour fatal : Széchenyi était-il réellement fou ? Ce qu’on appelle la folie de Széchenyi n’était-ce pas une crise où éclatèrent en traits plus vifs que par le passé le patriotisme, la clairvoyance, la sagesse du hardi réformateur ? M. de Kecskeméthy a vu les choses de près ; je veux le suivre dans l’asile du patient et recomposer avec lui le journal de cette période. Ce n’est pas seulement le comte que l’on connaîtra mieux en l’écoutant parler, en le voyant au milieu des siens, entouré de parens, d’amis, de complices, et constamment face à face avec l’image désolée de sa patrie ; on apercevra aussi l’Autriche de la réaction derrière les murailles de Döbling. C’est elle-même qui était frappée de folie, puisqu’elle laissait tourmenter de la sorte les hommes qui l’avaient servie le plus loyalement. N’y a-t-il pas quelque chose de shakspearien dans ces tragiques aventures ? Le promoteur de la renaissance hongroise assistant du fond d’une maison de fous au spectacle d’une réaction impitoyable, notant les fautes de l’ennemi, prédisant sa chute, et se frappant lui-même, dans un accès de désespoir, sept ans avant le triomphe du système auquel il avait consacré sa vie, tel est le tableau que vont nous offrir, grâce aux confidences d’un témoin, la maladie et la mort de ce grand homme de bien.


SAINT-RENE TAILLANDIER.