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heures tragiques ; le sage, victime fatale, est condamné d’avance. On apprit bientôt que le grand Magyar était frappé de folie.

Dans les premiers jours du mois d’octobre 1848, un écrivain qui suivait les événemens de Hongrie en observateur sympathique et qui les racontait ici même avec autant de loyauté que de talent, M. de Langsdorff, ayant recueilli ce bruit sinistre : Széchenyi est devenu fou ! Széchenyi a voulu se jeter dans le Danube ! insérait cette belle page au milieu de ses études : « La nouvelle n’était que trop vraie. A la suite d’une discussion véhémente avec Kossuth, cette raison si haute, ce bon sens si ferme, cet esprit vif et coloré, qui animait de ses images tes discussions les plus arides de la politique, avait chancelé et ployé sous le poids trop lourd, sous les coups trop répétés des événemens de chaque jour. Il y avait encore plus à pleurer cependant qu’à s’étonner : on n’use pas impunément au service de sa patrie sa jeunesse et sa vie ; on ne lui a pas consacré toutes ses facultés, sa fortune ses jours et ses veilles, sans qu’un amer désespoir ne s’empare de l’âme quand on voit périr cette idole, et avec elle aussi son nom, sa gloire, sa renommée dans l’histoire, consolation lointaine du génie vaincu dans la lutte. Comme les âmes passionnées, Széchenyi était d’ailleurs sujet à des accès de découragement ; quelquefois il doutait de l’œuvre à laquelle il s’était dévoué. Il se demandait s’il n’aurait pas mieux valu ne rien entreprendre, lorsque, voyant arriver les années, il sentait que rien n’était fondé encore ; il pressentait la tempête qui s’est déchaînée. « Si les combles de l’édifice ne sont pas vite achevés, disait-il, nous retomberons encore dans le chaos. » Il a entrevu le chaos, et la douleur lui a obscurci les yeux. Espérons encore ; que les nombreux amis que son caractère et sa noble hospitalité lui avaient faits à travers l’Europe espèrent avec nous ! Ce malheur peut n’être que passager ; il cessera avec les malheurs du pays, et dans des temps meilleurs le flambeau rallumé de cette intelligence si brillante éclairera encore ses concitoyens et leur montrera la route[1]. »

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1848 le travail intitulé la Hongrie en 1848. — Kossuth et Jellachich, histoire des six derniers mois, par M. E. de Langsdorff. Nous ne pouvons rappeler ces belles études et le nom qui les signe sans exprimer un vif sentiment de douleur. M. le baron de Langsdorff vient d’être enlevé aux lettres et à la société française, on pourrait dire à la société européenne. Il y avait peu d’esprits mieux initiés que le sien aux affaires de l’Europe orientale. Gendre de M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France en Autriche sous le règne de Louis-Philippe, chargé lui-même de hautes fonctions diplomatiques, il avait longtemps habité Vienne, il avait visité la Hongrie, et il s’intéressait aux destinées de ce pays avec cette intelligence toute libérale dont il a fait preuve dans les travaux les plus divers. Sans parler de ses études sur la Hongrie, qui acquièrent aujourd’hui comme un éclat nouveau, est-il nécessaire de rappeler aux lecteurs de la Revue ses pages exquises sur les lettres de Cicéron, sur Théodoric et Boèce, sur la Comédie politique à Athènes et à Paris ?