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des juges impartiaux nous l’affirment, — que Vesselényi n’aurait jamais songé au rôle de tribun populaire. Privé de l’influence féodale par le mouvement que Széchenyi avait imprimé, mouvement encore, incomplet, mais qui déjà, même avant de réussir sur tous les points, avait paralysé le vieux magyarisme, Vesselényi, commet beaucoup de ses amis, avait cherché un dédommagement dans l’influence politique. Il était l’arrière petit-fils d’un ancien palatin. L’ambition personnelle chez cet impétueux personnage s’alliait aux passions nationales les plus sincères. Il voulait tout ensemble arracher à l’Autriche la reconnaissance de l’autonomie hongroise et restituer indirectement aux hommes de sa caste une part de la puissance que leur enlevait le progrès des idées. Rien de pareil chez le comte Széchenyi ; son dévouement à la cause magyare était bien autrement désintéressé. Ce fut pourtant le baron Vesselényi qui le premier, avant Kossuth lui-même, disputa au réformateur le sceptre de l’opinion. Quel est le plus grand ami des Magyars, Széchenyi ou Vesselényi ? Ce débat remplissait les livres, les brochures, les conférences tumultueuses. Széchenyi, plus gentilhomme dans sa tenue extérieure, était bien plus libéral au fond ; Vesselényi, plus préoccupé de son rôle, avait des allures plus populaires. L’un était prudent et temporisateur, l’autre violent et désordonné. Le premier, si habile à manier la parole, si bien armé de raison et d’ironie, savait pourtant se taire à propos, modérer sa voix, graduer ses attaques ; le second était toujours prêt à éclater en invectives formidables. Comment s’étonner que les combinaisons profondes de l’homme d’état aient pâli aux yeux de la foule devant l’enthousiasme irréfléchi du tribun ? « L’opposition des deux patriotes, dit un publiciste hongrois, aboutit pour le vulgaire à ces formules équivoques, à ces antithèses superficielles que la suite des événemens a rendues parfaitement ridicules : Vesselényi, disait-on, veut conduire la nation au bien-être par la liberté, Széchenyi la veut conduire à la liberté par le bien-être ; Vesselényi représente le progrès au nom des principes et de la vie morale, Széchenyi le progrès matériel[1]. »

Le noble comte abandonnait à l’avenir le soin de réfuter ces déclamations. Le travail est une vertu, si je ne me trompe, et l’affranchissement du travail, avec toutes les conséquences qui en résultent, est une des conditions de la vie morale des peuples. On a reproché à Széchenyi d’avoir eu trop de confiance dans la justice de l’histoire, de ne pas s’être attaché à maintenir en face de ses rivaux le caractère moral de son œuvre, Pourquoi en 1836, tandis que le

  1. Graf Stéphan Széchenyi’s staatsmännische Laufbahn. Pesth 1866, p. 21.