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transformait l’Europe, n’allait-elle pas offrir des dangers d’une autre espèce ? Permettre à la Hongrie de briser ses liens féodaux, rien de mieux, si la centralisation autrichienne devait en profiter ; l’affranchir au profit de la Hongrie elle-même, au profit de la révolution peut-être, quel péril ! En face de ces défiances contraires du vieux magyarisme et des conservateurs autrichiens, on devine tout ce que le comte Széchenyi eut à déployer de souplesse et d’habileté. Enthousiaste avec les Hongrois, circonspect avec les politiques de Vienne, il était obligé tout ensemble d’entraîner les uns et de rassurer les autres. Et il y avait réussi. Au moment où nous sommes parvenus dans cette grande existence, après la publication de ses trois manifestes, quand des entreprises gigantesques, ajoutant l’exemple au précepte, ouvraient à la Hongrie des ressources inconnues jusque-là, le comte Széchenyi était véritablement le roi de l’opinion et ne portait pas ombrage à l’Autriche. Le prince de Metternich s’inscrivait parmi les actionnaires qui apportaient leur concours à l’œuvre de la navigation du Danube ; les orateurs magyars réclamaient à la tribune de la diète l’exécution du programme tracé par le réformateur. Ces mots « roi de l’opinion, » si souvent prodigués par la déclamation et la flatterie, n’étaient ici qu’une vérité littérale. Jamais peut-être on ne vit pareille victoire, jamais du moins popularité acquise plus noblement et plus noblement justifiée.

Quels beaux jours que ceux-là pour le comte Széchenyi ! jours d’enthousiasme pur, de triomphe sans mélange. Il n’avait pas dû encore se séparer de ses disciples ; il n’avait pas encore payé la rançon de sa clairvoyance ; il n’avait pas deviné avant tous ses frères d’armes le mal que l’absolutisme autrichien d’un côté, de l’autre l’impatience hongroise, allaient faire à sa cause ; il n’avait pas été obligé par sa loyauté d’adresser à son pays de sévères avertissemens et de sacrifier sa popularité ; quand il traversait la Hongrie pour surveiller ses vastes entreprises, il voyait partout rayonner les visages, il voyait le paysan ainsi que le gentilhomme, l’ouvrier aussi bien que l’étudiant, saisis d’une émotion patriotique, se découvrir avec respect et saluer le grand Magyar.


II

C’était un des principes du comte Széchenyi que les diètes hongroises devaient éviter toute cause de conflit avec le gouvernement autrichien et se donner le temps de fonder la grandeur du pays sur le terrain de l’économie politique. « J’ai réveillé mes compatriotes pour qu’ils marchent, non pour qu’ils se jettent par la