Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prétentions opposées en vue de l’utilité commune quelle transformation s’opérera aussitôt ! Ces vérités, devenues pour nous si banales, il fallait les faire accepter d’un peuple chez qui les préjugés, de l’ancien régime se confondaient avec le sentiment de l’indépendance nationale. Le comte Széchenyi déploie sur ce point toutes les forces de sa dialectique. Il sait les argumens qui toucheront le plus le cœur de ses compatriotes ; avec quelle verve il aiguillonne les esprits routiniers ! Il les flatte ou les pique tour à tour. Si la raison est rebelle, l’orgueil cédera plus facilement.. « Ne répétez plus, s’écrie-t-il, que le gouvernement autrichien est responsable de la stagnation de la Hongrie ; il n’y a pas de force humaine qui puisse vous empêcher de vivre, si vous êtes résolus à ne pas vous abandonner vous-mêmes. La régénération du pays est dans vos mains. Le poids qui vous opprime, ce n’est pas l’Autriche, ce sont vos préjugés gothiques. Vous vous enfermez dans vos institutions vermoulues et vous croyez défendre le palladium de notre liberté ; vous ne défendez qu’un tombeau. Il semble, à vous entendre, que la Hongrie n’existe que dans le passé ; élevez vos cœurs, Hongrois dégénérés ; la Hongrie n’a pas achevé sa tâche, c’est aujourd’hui que ses destinées commencent. »

L’argumentation résumée ici en quelques lignes était appuyée sur des faits que chacun pouvait contrôler en détail, qui, rassemblés en faisceau, éclairés par une discussion vigoureuse, formaient le plus redoutable des réquisitoires. Bien des membres de la noblesse, au moins parmi les plus jeunes, étaient en proie à de vives perplexités ; comment ne pas être ému en voyant les ressources futures de la Hongrie opposées avec tant de force aux abus destructeurs de l’ancien régime ? Au milieu de l’agitation produite par ces pages véhémentes, le droit féodal trouva un défenseur. Le comte Joseph Dessewffy se donna la tâche de raffermir les magnats ébranlés dans leurs croyances. C’était une âme élevée qui ne voyait que l’esprit patriarcal des anciennes coutumes ; homme instruit, habile publiciste, il mit en œuvre tous les argumens qui pouvaient servir sa cause. Cette réfutation était intitulée simplement Analyse ; s’il faut avouer que la déclamation et même une certaine violence de langage n’y faisaient pas défaut, on doit reconnaître pourtant que le talent de l’écrivain imprimait à la discussion un caractère solennel. Le comte Dessewffy avait eu jusque-là les plus vives sympathies pour le comte Széchenyi, il avait même chanté en vers enthousiastes la première apparition du jeune Magyar, son patriotisme et sa libéralité chevaleresque ; s’il le traitait maintenant d’iconoclaste, s’il le dénonçait comme ennemi public, c’était bien sa foi qui le faisait parler. Croyance contre croyance, deux mondes étaient