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égalité réelle, encore moins suppose-t-il ce règne passager de la femme qu’exprimait si bien jadis le mot « maîtresse. » Plus les mœurs sont patriarcales et guerrières, plus la femme se sent portée à accepter comme naturelle et immuable la condition modeste qui lui est assignée dans la famille barbare. L’amante du pallicare lui porte le flambeau, lui présente le verre et lui donne respectueusement le nom de « maître. » La fille qui aime assez Kyrkos pour chercher les noms les plus beaux à ses yeux, « basilic[1], tige de vigne, branche de musc, baguette de jonc[2], » le nomme « mon maître et mon amant. » Cette humilité excessive fait parfois contraste avec la suffisance des garçons. La différence que la foi religieuse et la monogamie établissent entre les Grecs et les Ottomans fait qu’on s’étonne de ce défaut de personnalité chez la femme chrétienne, et tous ceux qui liront avec quelque attention certains chants helléniques en seront d’autant plus frappés que ce n’est pas là, tant s’en faut, un trait de mœurs qui soit commun à toute la grande famille pélasgique.

N’exagérons rien cependant : la claustration domestique est déjà beaucoup moins rigoureuse dans les villes qu’elle ne l’était il y a trente ans, et elle a presque toujours été inconciliable avec les exigences de la vie champêtre, surtout dans les montagnes. Ici la nature se joue des conventions qui la blessent. C’est pourquoi, de même que les lois du harem perdent de leur sévérité dans les villages musulmans, de même les lois du gynécée plient sans effort sous la volonté plus ou moins capricieuse des rustiques filles de la Grèce. La jeune villageoise qui s’ennuie devant son métier est assez disposée, dès que le fil se casse, à courir à la fenêtre, puis à la fontaine, dût-elle s’exposer en chemin à « quelque étroite embrassade. » Nous ne sommes pas ici en Albanie, où un baiser peut se payer fort cher, et sauf en quelques localités, notamment dans les montagnes habitées par les Maïnotes, qui ont gardé les usages terribles des Chkipétars, les Hellènes sont moins sévères que les compatriotes de Scander-Beg. Sans doute les femmes sont surveillées, sans doute aussi les filles ne jouissent pas d’une pleine et entière liberté ; mais quel paysan grec interdirait à la sienne, comme le font les rudes Albanais, toute conversation avec les hommes de son âge ? D’ailleurs la jeune Hellène n’a pas la naïveté un peu crédule des vierges de la Serbie et de la Bulgarie. Elle se défié généralement des « tromperies et des embûches de l’amour, » et plus elle tient à être promptement mariée, moins elle est disposée à compromettre par de périlleuses concessions les chances qu’elle a

  1. « Basilic a triple épi » est un nom qui sert de refrain à un chant.
  2. Baguette de jonc est une allusion à la taille de guêpe des jeunes gens.