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Les plus braves eux-mêmes sont troublés par les fantômes sinistres de la nuit, et Katzanonis, l’intrépide capitaine, a quelque peine à rassurer ses pallicares, que la pensée de Kharos effraie :


« Cette nuit, j’ai fait un rêve : il me semblait en dormant — que je traversais une rivière et que je ne pouvais gagner l’autre rive. — Les eaux étaient troubles et bourbeuses ; — le courant roulait des têtes devant moi et des têtes derrière. — Donne-moi, Andonis, donne-moi l’explication de ce songe. — ne vous inquiétez pas, enfans, je vais vous l’expliquer. — Beaucoup de Turcs tomberont sous nos coups, et nous ferons un riche butin. »


Tout être humain assez audacieux pour braver « dans une heure néfaste » le pouvoir de Kharos n’a pas besoin de rêves pour savoir qu’il doit attendre sa visite. L’histoire de « la jeune fille, » d’Evghénoula, de la « petite Evghénoula » (Evghénaki pour Evghénia, Eugénie, diminutif familier), racontée diversement dans plusieurs chants, atteste cette vérité. Evghénoula est jolie, elle est « nourrie de musc, » elle est nouvellement mariée, elle a neuf frères pour la protéger et un mari pallicare fort capable de la défendre. Elle possède des maisons seigneuriales avec des cours et des jardins. Elle se trouvé dans ces rares momens de l’existence où la plénitude de la vie gonfle la poitrine d’orgueil, où l’existence semble si solide et si longue que la mort apparaît comme une simple hypothèse. Les Hellènes sont autant que les autres méridionaux portés à méconnaître dans de pareilles circonstances la lugubre fragilité de tout ce qui nourrit l’orgueil humain, tandis que l’instinct mélancolique des races du nord leur montre l’abîme où va toute chose. La poésie populaire, qui s’irrite de ce travers, les rappelle durement à la réalité. Quelque oiseau, « mauvais oiseau, » avertit Kharos, ou lui-même entendit les discours de la jeune femme et en fut « très fâché. » Les uns disent qu’il la frappa de ses flèches invisibles, d’autres qu’il se transforma en serpent et qu’il la mordit comme autrefois un reptile mordit Eurydice dans tout l’éclat de sa beauté. Une troisième version affirme qu’il parut tout à coup dans la salle du festin où les frères étaient attablés, audacieux comme les prétendans que devait châtier Ulysse. Dans cette version, la jeune Grecque perd soudain dans l’infortune (c’est encore un trait national) la confiance et l’orgueil. Elle supplie Kharos de ne pas la saisir par les cheveux, mais de la prendre par les bras, c’est-à-dire qu’elle a peur de mourir sur-le-champ et qu’elle dispute quelques momens de vie à l’implacable bourreau. Dans les trois versions, l’époux est absent. Un des chants donne à supposer qu’il se consolera facilement. Deux autres le montrent au contraire, tellement frappé de la mort inopinée de sa jeune femme qu’il se tue pour aller la