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différence. Tandis que la ruine de l’empire serbe à Kossovo a inspiré aux poètes populaires de la Serbie leurs plus belles œuvres, la chute de l’empire de Constantin n’a fait jaillir de la bouche du peuple aucun cri digne de retentir dans la postérité. C’est que les grands poètes ne naissent pas toujours, en tout pays, à l’heure des grandes catastrophes, et d’autre part c’est que l’empire serbe a été frappé dans toute sa vigueur, l’empire grec dans sa caducité. Il y a peut-être une autre raison de cette différence : les Serbes ont l’instinct en quelque sorte communiste des Slaves et s’intéressent surtout aux luttes dont la nation en masse est elle-même le héros ; les Grecs au contraire, dont le génie est tout européen, cherchent dans la multitude un Ajax, un Ulysse, un Agamemnon, quelques grandes figures qui se détachent vivement de la masse confuse et brumeuse, et en personnifient avec éclat, par un certain côté, le caractère et les passions. Or aucune de ces individualités puissantes ne leur est apparue dans l’agonie et les dernières convulsions du césarisme byzantin, c’est pourquoi la muse grecque s’est tue ; elle ne s’est réveillée qu’un peu plus tard, et alors elle a trouvé, pour chanter les klephtes et la vie kléphtique, des accens bien supérieurs aux pesmas serbes consacrées aux haïdouks.

Par muse grecque, j’entends la muse populaire. Les classes supérieures en effet supportaient assez patiemment les avanies du Turc, et même ne dédaignaient pas de l’aider à asseoir sans trop d’obstacle sa domination en Europe. Elles lui fournissaient, mais à bon prix, des truchemens pour faciliter ses rapports avec les principautés vassales ou avec les puissances étrangères. A mesure que l’élan qui avait animé les premiers sultans s’éteignait dans les langueurs malsaines du harem, les Hellènes riches et instruits devenaient de plus en plus nécessaires à ces maîtres apathiques et ignares. Les évêques eux-mêmes trouvaient moyen de trafiquer de leur influence aux dépens des deux races. Dans la vieille Hellade, où l’avaient refoulé peu à peu ses longs revers, le peuple avait d’autres sentimens. Ses champs dévastés, ses filles enlevées, les inquiétudes, les souffrances et les outrages de chaque jour ne lui permettaient pas de s’accoutumer à sa nouvelle condition. Aussi dès les premiers temps de la conquête avait-il détourné la vue de Constantinople pour la reporter vers les montagnes d’Albanie, où brillait le glaive vengeur du « prince Alexandre » et de ses invincibles Chkipetars. Devinant d’instinct la parenté, alors profondément oubliée, des nations d’origine pélasgique, il salua comme frères les guerriers qui, sous les ordres du « soldat de Jésus-Christ, » relevaient la chrétienté des humiliations de Byzance. Des masses slaves, devenues en partie musulmanes, le séparant des héros qui combattaient aux bords de l’Ister sous les drapeaux des Etienne et des